Christiane VOLLAIRE
Mars 2009
Pour le livre récapitulatif des Visages de Philippe Bazin
(Remaniement du texte écrit en 2000 pour
l'exposition au Centre photographique de Lectoure)
Atelier d'édition

LA RADICALISATION DU MONDE

L'œuvre de Philippe Bazin s'est étendue, dès avant les années 2000, mais plus encore après, très au-delà du champ du visage et de l'austérité du noir et blanc. Elle n'en a pas moins maintenu l'âpreté de son exigence, que celle-ci s'applique aux chantiers, aux sites portuaires, aux paysages ruraux ou urbains, végétaux ou industriels. Qu'elle s'inscrive dans le medium photographique ou dans le medium video, ou même qu'elle s'ouvre à la parole, écrite dans la série des Femme militantes des Balkans, ou orale dans la série Intérieurs.
De cette œuvre devenue protéiforme, l'ouvrage publié aujourd'hui présente la matrice : le travail sur les visages. Et cette matrice elle-même s'inscrit entre deux extrêmes, parcourant en quelque sorte à rebours le chemin de la vie, des faces des vieillards où elle s'enracine, à celles des nouveau-nés où elle trouve un achèvement. Ensuite le passage se fera du noir et blanc à la couleur, puis de l'image photographique à l'image video ; et enfin du visage décontextualisé à l'espace de l'environnement.
Mais cette extension du champ de l'œuvre n'en rend pas pour autant l'origine obsolète. Elle y demeure au contraire comme la permanence d'une radicalité que rien, dans les nouvelles orientations de l'œuvre, ne vient jamais démentir. C'est cette radicalité qu'on voudrait interroger ici, à partir de ses deux séries piliers.

I.

Les vieillards ont en effet constitué le premier travail photographique de Philippe Bazin, réalisé au milieu des années 80 et publié en 1990 dans le livre faces ; les nouveau-nés constituent l’une des dernières grandes séries de visages, réalisée à la fin des années 90 et publiée en 1999 dans le livre Nés.
Entre les deux, quinze ans d’un travail exigeant, non seulement sur les visages vivants (la série des adultes aliénés, celle des adolescents, celle des enfants hospitalisés, celle des prisonniers), mais sur les visages-oeuvres (Le Philosophe d’après Dietman, Les Bourgeaois de Calais d’après Rodin, les dessins de visages d’après Picasso).
Mais la confrontation entre ces deux séries-phares ne met pas seulement en évidence la radicalité méthodique de ce travail : elle dénote une attitude qui positionne l'œuvre, à la fois dans le champ de la photographie et dans celui de l’art contemporain. Une volonté spécifiquement contemporaine de radicalisation du regard porté sur le monde.

Cette double série présente la face humaine dans les moments extrêmes de son existence vivante. C’est donc la vie elle-même que l’on prend ici en pleine face. Vie comme énergie d’un vouloir-être, affirmée avec la même intransigeance dans la violence de l’accès à l’existence et dans la proximité de la disparition.
En pleine période romantique, au début du XIXème, dans les Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Xavier Bichat, médecin français, définissait la vie comme “l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort”. Ainsi, par la discipline exigeante de ce travail, la force du sujet et celle du médium entrent en interaction pour affirmer, par la présence physique elle-même, une résistance paradoxale au biologique : ce qui nous saisit dans ces images, c’est que la même dynamique soit à l’oeuvre face à l’imminence du danger de mort et face à la proximité de la dépendance intra-utérine. Que la lutte contre l’entropie ne soit pas moins forte que la tension vers l’émergence.
Ce face à face entre vieillards et nouveau-nés ne vient donc ni définir un cycle, ni déplorer une décrépitude, mais manifester au contraire une permanence universelle : celle d’une présence au monde qui, dans les deux grands moments biologiques de l’existence, dit précisément que la vie humaine ne peut jamais se réduire au biologique.

Mais ces images affirment aussi une autre forme, culturelle, de la résistance: saisies dans des lieux par excellence institutionnels (maternité ou centre de long séjour), elles font émerger la singularité irréductible de chaque visage derrière le défilement de la série. Parti donc en quelque sorte de la fin, Bazin remonte à l’origine dans une même démarche de refus politique de la dépersonnalisation institutionnelle.

II.

Tout regard porté sur le monde est une tentative pour l’unifier, pour le saisir comme totalité, pour lui donner cohérence, et par là, se donner cohérence à soi-même comme regard : c’est ce que montre, dès le XVème siécle, la fonction du tableau de paysage, comme lieu de représentation esthétique impliquant le point de vue du sujet. Dès qu’apparaît la fonction centrale, et vitale pour l’individu comme pour la communauté, de la subjectivité, c’est d’abord dans la représentation esthétique qu’elle se manifeste. Comme appel à une sensibilité orientée par la culture.

Ainsi, parler des lignes du visage, ou de son modelé, c’est déjà dire qu’il ne peut être regardé que comme une oeuvre. Être l’objet d’un regard, c’est faire l’objet d’une sélection, c’est être arraché à la matière pour devenir oeuvre; et regarder l’autre, c’est en ce sens faire oeuvre de lui.
Mais cette oeuvre est virtuelle, en perpétuelle défection, incessamment renouvelée, défaite et retissée par le mouvement de l’existence. De cette oeuvre virtuelle, la photographie réalise l’acte.

En ce sens, elle diffère du medium videographique, qui prétend retenir le virtuel sans le fixer pour en permettre la réitération. Cette rétention du flux permise par la video vise un objet tout aussi légitime, mais opposé à celui de la photographie. Même l’image fixe dans la video est une image transitoirement fixée, un lieu de passage. La video fait oeuvre du flux, fait acte du pouvoir d’accélérer ou de ralentir, mais prend acte de l’impossibilité de saisir. Elle fait art de notre rapport mouvementé au temps, qu’elle permet de contrôler en le réitérant à volonté par la projection. La projection en boucle est à cet égard une sorte de reconduction esthétique du cycle naturel du temps. Elle subvertit en quelque sorte en volonté notre rapport involontaire à la temporalité. Elle est le medium par excellence de ce que les phénoménologues appellent “l’intentionnalité”, comme tension permanente et toujours inassouvie de la conscience vers le mouvement du monde.

La photographie s’affirme au contraire comme un refus, dans son essence même, de l’écoulement du temps : elle résiste obstinément à ce avec quoi la video fait alliance, et fait art de cette résistance. Il n’y a pas de pacte photographique avec le temps. Le passage à l’acte photographique ne fait ainsi qu’imposer au regard la fixation d’une fuite, ordonner l’arrêt.

III.

Cette captation est une capture, qui va travailler les lignes et les volumes pour les inscrire dans les limites d’un contour. Et c’est précisément cette limite qui fait image. Capturer, limiter, inscrire, constituent cette discipline d’incarcération qu’est l’acte photographique. Discipline qui contraint l’autre à devenir objet, et l’objet à devenir image. Discipline technique de domptage de la matière, de captation de la lumière, de sélection des détails, qui, de la prise de vue au développement, du développement au recadrage, et du recadrage au travail sur les tirages, constitue un processus conscient et déterminé d’appropriation. Opération contraignante de ressaisissement de l’objet, dans laquelle rien n’est laissé au hasard.

Que se passe-t-il alors ? Il se passe que c’est cette volonté d’objectivation qui, dans l’objet photographique, va faire advenir le sujet. Plus se manifeste la détermination d’appropriation de l’image, plus elle fait exploser l’évidence de l’inappropriable. Ce mode d’incarcération donne au visage sa structure la plus contraignante, par la quadrature même du format, où le cadrage serré sélectionne les lignes et les volumes en un réseau délimitant. Mais il devient par là en quelque sorte le squelette de l’image, ce à partir de quoi elle se structure, et, par cette structuration même, défie l’appropriation du regard. Le processus d’enfermement est ainsi le déclencheur d’une dynamique d’échappement.
Les saillances de la lumière convertissent alors l’opacité de la peau en transparence, offrant à la délimitation des traits le contrepoint liquide du regard. Lisses ou creusés, marqués par l’arrivée au monde ou scarrifiés par le travail de l’existence, ces visages disent la puissance de l’immanence, affirment leur incarnation comme le processus même de leur désincarcération. Ils font ainsi mentir l’idée d’un corps-tombeau pour accéder à celle d’un corps présentifiant. Plus l’image est tendue, précise et rigoureuse dans le traitement de son objet, plus elle permet de mettre en tension la force de présence du sujet.

Héraclite, philosophe grec de la période pré-socratique, faisait du “polemos” (originellement en grec : le choc, puis le combat ou la guerre) le principe même de l’être , montrant que toute chose n’accède à l’existence que dans une tension conflictuelle. Le travail de Philippe Bazin est à cet égard polémique : faire advenir le sujet dans l’objet photographique, c’est lui imposer la discipline esthétique la plus contraignante, pour faire surgir en lui la puissance conflictuelle de l’être.
Réponse catégorique à la discipline institutionnelle qui soumet, que cette discipline esthétique qui suscite.

IV.

Mais cette réponse interroge à son tour la question du construire, et la transformation, en nous, du carcan en structure. La métaphore biologique en serait la métamorphose de la carapace du crustacé, qui enferme les chairs, en un squelette qui les libère en les organisant. Le squelette produit l’autonomie là où le carcan imposait l’hétéronomie.
C’est ce processus évolutif que Kafka inversait dans La Métamorphose, en transformant Grégoire Samsa en scarabée, par un devenir carcéral de déconstruction de soi : dès que la structure est extériorisée, elle devient incarcérante, et par là-même, précisément déstructurante. C’est au contraire en inscrivant la structure dans l’image, que le travail de Philippe Bazin libère le sujet de la photographie.

Ce processus vital, la psychanalyse ne l’interprète pas autrement que comme celui de l’intériorisation de l’interdit, à partir de laquelle se construit l’inconscient, comme possibilité même de l'émergence d'une conscience. Ainsi n’est-ce pas autrement qu’en se réappropriant la limite extérieurement imposée, en subvertissant la soumission en revendication, que l’individu se construit comme identité, c’est-à-dire devient sujet. Et cette réappropriation de l’interdit n’est rien d’autre que la condition, humanisante par excellence, de l’accès au désir. Que ce processus s’opère dans la souffrance et, comme le dira de façon tragique le Freud de Malaise dans la Civilisation, par le renoncement, n’en implique pas moins qu’il conditionne l’identification, c’est-à-dire précisément ce qu’on désigne comme la singularité.

Ainsi l’oeuvre photographique, par les limites et contraintes que le réel lui impose , autant que par celles qu’elle impose au réel, constitue en quelque sorte une reviviscence de l’accès à la conscience, la forme esthétique la plus rigoureuse du processus d’intériorisation de l’interdit.

De cette démarche d’inscription de la structure en soi, le travail sur les visages constitue un paradigme réitéré dans le travail sur les chantiers : même format carré, même inscription implacable des lignes et des volumes dans le dispositif de l’image, même jeu de la lumière entre l’accroche aiguë des reflets et des projections, et la caresse rasante du modelé des surfaces. Même mise en évidence d’un processus de construction de la matière, d’une organisation cosmique du chaos.

V.

La radicalité du travail de Philippe Bazin ne s’exprime ainsi dans la rigueur de son projet, que parce qu’elle met en oeuvre une conception du sujet comme forme du monde, et par là du visage comme lieu de captation de l’univers. Dans l’exposition L’Enfermement, organisée à la Maison Européenne de la Photographie en 1998 par Bernard Lamarche-Vadel, celui-ci avait magistralement accordé aux photographies de vieux de Bazin la place inaugurale. Et il y a bien, dans le thème de ces photos de vieillards oubliés dans les institutions, autant que dans la rudesse du parti-pris esthétique dont elles font l’objet, comme une radicalisation de la claustration.
Mais cette radicalisation n’aboutit précisément qu’à subvertir son objet : la présentation de l’enfermement devient manifestation de ce que rien ne peut enfermer; et par là dénonciation non seulement de l’illégitimité du processus de claustration, mais de son inanité.

Esthétiser le monde, c’est ici le radicaliser, tenter de le capter à la racine. Mais c'est aussi s’enraciner en lui, y prendre pied. Et saisir, pour celà, le repère de l’image : une image qui radicalise le réel est une image qui le dénude, comme on fait d’un fil électrique. Esthétiser le réel ,c’est en ce sens et paradoxalement refuser de l’embellir. C’est en traquer l’essence pour lui donner forme. La représentation ne s’approprie ainsi du monde que la distance, elle n’offre du réel qu’un effet d’étrangeté sans séduction. C’est ainsi qu’au paragraphe vingt-trois de la Critique de la faculté de juger, Kant oppose la séduction opérée par le sentiment du beau à la “répulsion” produite par le sentiment du sublime, répulsion qu’il identifie précisément au respect (ce qui tient à distance) :

“Et comme l’esprit n’est pas seulement attiré par l’objet, mais qu’alternativement il s’en trouve aussi toujours repoussé, la satisfaction prise au sublime ne contient pas tant un plaisir positif, que bien plutôt de l’admiration ou du respect, ce qui veut dire qu’elle mérite d’être appelée un plaisir négatif ”.

Il y a dans ce “plaisir négatif” tout ce qu’on pourrait dire dans le vocabulaire contemporain d’une oeuvre qui “dérange” en produisant ce double effet paradoxal d’attraction-répulsion. De ce point de vue, l’esthétique du sublime chez Kant, dans tout ce qui l’oppose à l’esthétique du beau, est pleinement en prise, à deux siècles d’écart, sur les dimensions les plus contemporaines de l’art. Non pas parce que Kant serait une sorte de précurseur génial, mais tout simplement parce qu’il a radicalisé la question de l’esthétique en l’enracinant dans un questionnement fondateur sur notre rapport à la nature et à la liberté : en quoi notre faculté humaine de produire de l’art et d’y être sensible est-elle à la fois induite par nos disposition naturelles et orientée par notre aptitude, spécifiquement culturelle, à désirer ?

VI.

Or le visage humain est par excellence l’objet qui peut cristalliser un tel questionnement, dans toute la brutalité de son attraction-répulsion telle que Philippe Bazin la met en évidence. Il impose une discipline à laquelle est astreint le spectateur confronté à la crudité des choses par un dépassement du factuel et de l’anecdotique : est éliminé de l’image tout ce qui ne fait pas visage. Cette crudité est d’ordre essentiel : elle oblige à toucher ce qui est au coeur de l’existence, auquel le temps ordinaire ne nous donne pas accès.
Les arts contemporains ménagent ainsi une ouverture au sein de la temporalité, un temps arrêté, ralenti ou accéléré par lequel on accède à une autre dimension de l’être, comme le montrent, avec la même acuité, les registres d’On Kawara , les mécaniques rythmées de Rebecca Horn ou les béances colorées d’Anish Kapoor. La focalisation spatiale sur le visage ne dit rien d’autre que cette béance d’un temps arrêté.

Ce qui semble ainsi caractériser les dimensions contemporaines de l’art, dans la richesse même de leur diversité, est que la représentation y est à la fois plus immédiate et moins directement accessible que dans ses modalités précédentes. Ce paradoxe est constitutif, et touche directement la question du temps. Plus immédiate, parce que le spectateur est directement projeté au coeur des choses (une oeuvre de Claude Lévêque consiste en une simple déflagration). Moins directement accessible, parce que ce mouvement projectif lui fait perdre le rapport immédiat et ordinaire à leur apparence, produisant ainsi un effet de déstabilisation.
L’art contemporain impose ainsi corrélativement un choc ( au sens fondateur qu’Héraclite accordait, on l’a vu , à ce terme) et une conversion du regard et des sens, là où au contraire les modalités précédentes de l’art conviaient majoritairement à leur séduction. Ainsi a-t-on pu, en musique, opposer la rudesse quasiment abstraite des derniers quatuors de Beethoven à la majesté harmonique de ses symphonies.

Si le critère du jugement de goût a de ce fait cessé d’être le beau, il n’a pas pour autant cessé d’être critère : il est devenu, pourrait-on dire, le dur. Les occurrences contemporaines de l’art semblent converger vers une détermination qui contraint le spectateur à entrer en elles. C’est pourquoi l’un de ses modes emblématiques est l’installation, qui n’existait pas dans les précédentes typologies esthétiques. L’oeuvre y est dans la relation que le spectateur établit avec ses éléments, dans l’activité de son regard et de son corps construisant les rapports, dans un travail de dématérialisation conduisant à instaurer des liens qui puissent sous-tendre la disparité des choses.

Par cette même exigence de conversion du regard, le travail de Philippe Bazin se situe dans la lignée la plus contemporaine, celle de l’intransigeance originelle de Beuys, forçant le spectateur à racler en lui-même jusqu’au noeud le plus existentiel.
En même temps cependant, une dimension de son travail est véritablement fascinatoire : il y a, dans le face à face, une authentique forme d’attraction; il y a une dimension tragique du visage des vieillards, une dimension émouvante des nouveau-nés, qui, au sens propre du terme, saisit le spectateur. Mais elle ne l’attire que pour le conduire ailleurs. Elle le capte insidieusement pour le projeter violemment dans une autre dimension.
Bazin ne séduit pas, il rapte; et c’est la puissance de cette oeuvre que, lisible à des niveaux quasiment antinomiques, elle gagne en complexité ce qu’elle ne perd jamais en simplicité.

VII.

La photographie telle que la pratique Philippe Bazin apparaît alors moins comme un art, que comme la discipline qui questionne la fonction de l’art : loin de s’intégrer aisément dans une tradition esthétique, ou d’en constituer une simple étape, elle semble pousser à sa refondation. Simplement parce qu’obligeant à voir, la spécificité photographique pose par là-même, à l’opposé de l’intention pictorialiste, un interdit de séduire. Ce que montre, par exemple, la rigueur du travail d’Eugène Atget sur les rues de Paris. Ce que montre aussi l’intransigeance à la fois documentaire et signifiante du travail de Lewis Baltz.
En celà, le photographique interroge le coeur même de l’intention esthétique dans son renoncement à la beauté. Ainsi l’art qu’on qualifie, depuis les années soixante, de contemporain, ne tient-il sa spécificité temporelle que de son rapport avec l’explosion de la photographie, tirant par là même de l’expression photographique une redéfinition de son objet.

Or le travail de Philippe Bazin témoigne de ce qu’il y a de plus radical dans la volonté photographique elle-même : l’équilibre, précis et précaire à la fois, qu’elle tente de tenir entre la représentation de la figure et ce qu’elle contient d’irreprésentable. L’essence du travail se situe dans cette tension, qui tente de contenir une véritable dynamique d’abstraction.
L’effort du recadrage est de contenir cette force centrifuge tout en la manifestant. Que les visages soient dans leur rotondité la plus pleine ( celle des nouveau-nés) ou dans leur angulosité la plus émaciée (celle des vieillards), la dynamique des lignes à l’oeuvre dans le sujet ne tire sa force que de la contrainte antagoniste du cadre. Renvoyant à une convergence de l’arête du nez à la ligne des sourcils, du pli des yeux au creux de la bouche, elle met en tension les lignes et les volumes pour faire advenir cette massivité cristalline, cette géométrie corrélativement vitale et mortifère que Georges Didi-Huberman attribuait à l’indéfinissable cube de Giacometti. Mais aussi cette formalisation de l’informe à laquelle se livre Eli Lotar photographiant les abattoirs, ou plus récemment Yves Trémorin face à l’objet alimentaire.

VIII.

Ce que la volonté de radicalité interroge chez Philippe Bazin, c’est d’abord le rapport au primitif : si ses visages, par la précision de leur modelé comme par la présence de leur regard, ne sont en aucun cas des masques, la rigueur de leur cadrage, comme leur dimension fascinatoire et sérielle, pourrait en faire des totems. Ainsi peuvent apparaître les grandes figures de sa série des Bourgeois de Calais publiée en 95.Ainsi apparaissent aussi, dans la dimension plus naïve de leur primitivité, les personnages totémiques de Gaston Chaissac.

Or la confrontation entre les Nés et les vieux fait resurgir cette primitivité dans sa dimension fondatrice, celle du double sens de l’archaïque. Archaïque comme dimension originelle de l’existence; comme on parle, en médecine périnatale, des réflexes “archaïques” qui caractérisent les premiers temps de la vie et disparaissent dès la fin de la période post-natale; comme on parle, aussi, de la sculpture grecque archaïque dans l’idée du commencement d’une civilisation, de sa jeunesse. En ce sens, les faces des nouveau-nés constituent bien autant de totems archaïques, que le travail du photographe traite comme tels.
Mais archaïque aussi comme ce dont le temps de mâturité est révolu, comme ce qui témoigne d’une période ancienne, comme ce sur quoi le temps a produit son usure, mais qui continue de faire socle et d’être un lieu d’inscription du présent. Comme on parle de la tradition d’une culture, de sa fondation. En ce sens, les faces des vieillards constituent aussi autant de totems archaïques.
De fait, les faces des Nés, comme celles des vieux, ne sont rien d’autre que l’archaïque en nous, passé ou virtuel, le totem de notre propre devenir. En ce sens , cette double série nous rappelle autant à la fondation de soi qu’à l’exigence de reconnaisance de l’autre. Elle nous renvoie aussi à la permanence et à la réitération d’un regard originel qui aurait manqué, et pour lequel l’acte photographique serait la volonté de recommencer la fondation de soi par le face-à-face : la dimension, rendue obsessionnelle par sa sérialité, d’une volonté de présence enracinée dans la vieillesse en même temps qu’originée dans la naissance. Si donc les photos de Philippe Bazin renvoient aux totems primitifs, c’est par la nécessité vitale d’un retour aux sources.

Est-ce à dire qu’il y aurait identité entre le visage du début et celui de la fin ? Ou que la différence ne serait que dans l’accumulation des rides dans la dessication, dans ce que Bernard Lamarche-Vadel, écrivant le texte introductif du recueil faces, désignait fortement comme “de l’eau d’où nous venons à la pierre où nous allons”? Dans la visibilité d’un processus de flétrissement ? La différence est aussi plus positive : elle est peut-être bien davantage dans l’intentionnalité du regard. Dans le passage du regard aveugle du nouveau-né au regard vibrant du vieillard. Dans le fait qu’à l’opacité succède l’échange d’une transparence. Qu’entre les deux, la complexité d’une vie relationnelle aura transformé un simple écarquillement en volonté d’expression et de communication.

Le sociologue Max Weber définissait la modernité comme un processus de “désenchantement du monde”. Le travail de Philippe Bazin participe, très intentionnellement, de ce processus ; non pas dans son sens déceptif, mais dans le sens d’un refus radical de l’illusion et de la séduction, dans une volonté d’aller au plus cru. Cette oeuvre de démystification subvertit ainsi le désenchantement en radicalisation du monde. Voilà pourquoi, disant l’humanité, ce travail est dans son essence même a-religieux, référé à une présence pleine, sans transcendance.
Et c'est précisément parce qu'il est a-religieux qu'il s'avère, essentiellement, politique. La première forme de radicalité se manifeste ainsi dans son projet même : présenter, dans toute leur immanence, c'est-à-dire aussi dans leur affrontement polémique à l'institution, les deux moments entre lesquels s’inscrit notre existence. Radicalité de la face initiale et radicalité de la face ultime. Montrer une humanité tendue entre ces deux pôles, dans le mouvement ouvert et structurant d’une désincarcération.