Bénédicte RAMADE : Que racontent un lieu ou un visage ? La mémoire peut-elle s’y lire ? Ce sont quelques-unes des interrogations qui sourdent du travail photographique et vidéographique de Philippe Bazin. Lorsqu’il s’arrête devant d’anciens terrains de bataille, des champs ou qu’il filme des ouvriers pendant une heure, il y a toujours ce même précisionnisme, ce souci de passer derrière l’image, derrière la représentation. Philippe Bazin sonde les histoires, personnelles ou historiques, avec une attention particulière pour la lutte, la survie. Derrière ses portraits, ses paysages, s’ouvrent progressivement des environnements, littéraires, politiques, sociaux, des rapports complexes qui chargent avec lenteur et minutie le regard. Comme un temps d’exposition.
Pour le site Arte la Créative, atelier A. Atelier A

Alexandra GALITZINE : La grande qualité de l’ouvrage de Christiane Vollaire et Philippe Bazin, me semble justement de donner à voir, au sens de Perec, les différentes formes d’absence du sujet exilé. On songe évidemment à la double absence d’Abdelmalek Sayad, mais ce travail en illustre bien d’autres encore, une « absence ambulante »pour emprunter à Duras [6] qui place exilés et lecteurs en suspens : absence agissante des corps parlants et des corps habitants, absence horizontale des espaces de crédibilité de l’origine et du futur ; absence de déploiement du présent, absence de raison. On ne peut qu’admirer, à ce titre, l’entrelacement serré des chapitres et des images saisissant le rétrécissement et l’absence à soi des êtres soumis à ce dispositif d’aliénation, leur « acosmie » écrit Vollaire en empruntant à Hanna Arendt (p. 146) – des espaces collectifs aux micro-espaces des lits et à la disparition pure et simple, à l’exemple de ces zones de rétention déshumanisées de l’aéroport de Varsovie, qui certes convoquent une modernité décorative mais aussi d’autres lieux prémédités et irréversibles. (Alexandra Galitzine, Habiter l'exil, sur le site des non-lieux de l'exil, Non-lieux de l'exil).

Haud GUEGUEN : Philippe Bazin, qui a longtemps pris pour objet les visages, et qui travaille depuis un peu plus d’une décennie sur les lieux, offre ici un travail où l’absence des corps et des visages ne semble pas répondre à un motif seulement politique qui est de préserver l’anonymat, même si celui-ci est évidemment vital pour les personnes. Il répond aussi un motif qui, tout en étant lui aussi politique, est proprement esthétique : rendre visible les sujets à partir de leur environnement, de la façon dont ils arrivent à habiter, mais aussi à partir de la façon dont les institutions les empêchent voire leur interdisent de le faire, induisant ainsi, pour reprendre l’expression qui est celle d’Adorno, des vies mutilées. En créant un effet de distance, l’absence des visages permet donc ici d’interroger, de façon bien plus radicale que ne le ferait leur exposition, l’existence des sujets : elle interdit et d’une certaine façon elle frustre la possibilité d’un apitoiement ou d’une complaisance à la contemplation de corps enfermés, appelant ainsi une toute autre forme de réponse, non pas affective mais esthétique et politique, qui est celle de la réflexivité, de l’interrogation et, finalement – ce qui est peut-être le plus important point de résonance entre les images et le texte – une colère. (à propos de Le Milieu de nulle part, Paris, Créaphis éditions, 2012).

Laure WOLMARK : Il y a un soulagement à lire dans Le Milieu de Nulle part cette colère mise en forme par la pensée philosophique et l’image photographique. Cette colère crée des liens avec le passé invivable des réfugiés, leur présent incompréhensible, leur futur oblitéré. Et, si on n’en craint pas les éclats, la colère est l’instrument du travail commun, le point où se dissout l’asymétrie entre aidants et aidés. Loin d’être un sentiment à réprimer, elle contient la possibilité renouvelée de l’acceptation du monde comme phénomène politique – le maintien tenace et viscéral d’une croyance en la pérennité du monde. Elle est le reste d’un désir qui refuse d’être écrasé par la rationalisation du traitement transfrontalier des humains, un événement psychique qui permet la transformation de soi et de la réalité, l’affirmation de la nécessité de changer l’ordre des discours et des liens sociaux, la reconnaissance d’une communauté de destins. (Wolmark L. Montrer l’endroit pour dire l’envers, une lecture de Le milieu de nulle part de Ch. Vollaire et Philippe Bazin Paris, Créaphis editions, 2012, nle.hypotheses.org, 12/06/2013)

Jean-Yves JOUANNAIS : Philippe Bazin a photographié en 2002 des sites de batailles entre l’Ecosse et l’Angleterre, des premières guerres d’indépendance, du 13è et 14è siècles jusqu’au 18è siècle…. Lorsqu’il documente le site de la fameuse confrontation de Bannockburn (1314), on se demande ce qu’il veut « capter » du lieu, et si même le lieu en question est le bon. Le sujet même de sa recherche, éminemment mélancolique, est la fuite et la disparition des motifs, donc des motivations premières du conflit. Les témoignages sont si anciens, si fautifs, si contradictoires et le paysage devenu tellement autre, entre zones commerciales, nœuds routiers et sites industriels, qu’il serait vain de vouloir extraire de la terre une particule de son histoire enfuie. On accepte par principe que ces lieux aient pu être des champs de bataille, parce qu’ils en portent le nom.
Topographies de la guerre, Steidl/Le Bal, Paris 2011.

Sidi Mohamed BARKAT :
Il est donc nécessaire de souligner que la face n’est pas identique à ce que l’on entend habituellement par le terme visage. Elle est une réalité qui ne se confond pas avec l’un des accessoires du monde. En tant que telle, elle assume le fait d’être à contretemps du rythme du monde, de ne se présenter au monde qu’en y échappant. Bref, ce visage-là fait l’effet d’un spectre. C’est sans doute cela qui désarçonne le regard : l’apparition d’un spectre, là où on attend un visage conforme, c’est-à-dire porteur de traits familiers, un visage qui ne choque pas.
La face, en somme, se présente là où est attendu un visage soumis à la logique du monde. C’est une présence profanatrice des conventions, car elle se jette littéralement dans le monde, alors même qu’elle n’y est pas conviée. La face, de ce point de vue, n’est rien d’autre qu’un visage qui se présente de manière intempestive, c’est-à-dire en l’absence des modalités convenues de sa représentation. Elle est un visage que l’on voit, mais qui n’existe pas au regard des critères du monde.
Long séjour, éditions ah!, Bruxelles, 2010.

Morad MONTAZAMI :
Soit les photographies de Philippe Bazin depuis les années 1980 qui se présentent comme de longues séries de visages, unique sur chaque tirage, cadré comme on le dirait abruptement en « gros plan ». Leur qualité première consiste dans une façon de contredire la logique traditionnelle du portrait en tant que genre, et anthropologiquement en tant qu’indice d’identité. À l’évidence, elles ne représentent les individus qu’en vertu de leur anonymat, mais qui plus est, de leur appartenance à une catégorie sociale. Disons que la production même de catégories sociales, au sens biopolitique de Michel Foucault, en serait une interrogation insistante. Loin de traiter l’identité, sur le mode de la distinction (qui serait celui du portrait classique en peinture, puis de sa perpétuation dans les premiers temps de la photographie), ses photographies le font plutôt sur celui de l’appartenance. Appartenance à un groupe social ou à une communauté, question critique de prédilection lorsqu’il retrace certains « âges » de la vie – avec la série des nouveaux-nés, des adolescents, des vieillards – ou bien lorsqu’il donne à voir ceux à qui le principe même de communauté ou de société oppose une fin de non recevoir qu’elle voue à ses propres marges (avec la série des détenus ou celle des internés psychiatriques).
Le paradigme de l’autre dans l’art contemporain : vers le concept d’archive figurale, dans De(s)générations n°9 septembre 2009, figure, figurants, Saint-Etienne, pp. 71 à 83.

Georges DIDI-HUBERMAN :
Si Philippe Bazin réussit à produire des images où le recadrage et l’attention portée sur le visage contestent bien l’encadrement institutionnel et l’anonymat des corps qu’il suppose, alors on peut dire que ses choix de cadre sont des choix politiques. Ce n’est plus le symptôme médical qui l’intéresse, à savoir le signe local, quelque part dans le corps d’un patient, d’une maladie plus abstraite et plus globale ; mais bien l’existant tout entier d’un visage concentré en son « point de vibration », en sa capacité de nous tenir tête et de nous regarder. En ce sens, les images de Bazin relèveraient moins d’un savoir clinique que d’un geste d’image authentiquement critique…
…Dans chaque visage photographié par Bazin, en particulier, l’espace institutionnel est à la fois présent et brisé. Présent, parce que Bazin n’a pas extrait les vieillards de leur hôpital ou les nouveaux-nés de leur maternité pour s’approcher d’eux ; il les photographie sur place, en sorte que l’espace institutionnel forme le hors champ concret de chaque image. Mais un tel espace se voit aussi mis en cause, brisé par le geste d’approche corporelle où, désormais, la peau du visage occupera tout le champ de notre vision. C’est en cela qu’il y a désincarcération par le cadre, par l’approche, par le tact. Mais, en même temps, le hors champ de toutes les images prises dans leur série finit par suggérer une ré inclusion des visages photographiés séparément dans l’espace commun, cet espace non institutionnel mais toujours historique de l’espèce humaine que Bazin veut appeler « l’état de notre monde . »
La radicalisation du monde, L’atelier d’édition/Filigranes, Paris 2009.

Christiane VOLLAIRE :
La radicalité du travail de Philippe Bazin ne s’exprime dans la rigueur de son projet que parce qu’elle met en œuvre une conception du sujet comme forme du monde, et par là du visage comme lieu de captation de l’univers. Dans l’exposition L’enfermement, organisée à la Maison Européenne de la Photographie en 1998 par Bernard Lamarche-Vadel, celui-ci avait magistralement accordé aux photographies de vieux de Bazin la place inaugurale. Et il y a bien, dans le thème de ces photos de vieillards oubliés dans les institutions, autant que dans la rudesse du parti pris esthétique dont elles font l’objet, comme une radicalisation de la claustration. Mais cette radicalisation n’aboutit précisément qu’à subvertir son objet : la présentation de l’enfermement devient manifestation de ce que rien ne peut enfermer, et par là dénonciation non seulement de l’illégitimité du processus de claustration, mais de son inanité.
La radicalisation du monde, L’atelier d’édition/Filigranes, Paris 2009.

Alain BROSSAT :
Le film de P. Bazin (Un bateau albanais 2007) est, à ce titre, une rigoureuse expérience de dépouillement. Une expérience dont la procédure est familière aux philosophes : celle du cogito chez Descartes, celle de la « réduction » chez Husserl : elle consiste à essayer de retrouver le fondement élémentaire et indestructible de la pensée pure, de la possibilité même d’agencer de la pensée et d’enchaîner des raisonnements, en procédant à l’élimination de tout ce qui est susceptible d’en faire un attribut d’autre chose qu’elle-même, ou de la réduire aux conditions d’un appareil extérieur à elle-même. Ici, la « réduction » opérée par l’artiste consiste à retrouver, en abolissant tout ce qui constitue l’appareillage toujours plus complexe et différencié d’un « tournage », une sorte de degré zéro ou de sol originaire du cinéma.
Pour l’exposition Noé, Galerie Journiac, La Sorbonne Paris I, 2008.

Morad MONTAZAMI :
L’important travail photographique de Philippe Bazin depuis 1985 se prolonge depuis 2000 par la vidéo… Si l’ethos d’une recherche plus longue est condensé ici, ses méthode et productivité critiques se déplacent. Car seul le spectateur peut activer le processus du témoignage donner le temps aux narrations de se délier par superpositions et les faire entrer dans un système d’énoncés – soit dans une archive, selon Michel Foucault. De la part archéologique du dispositif documentaire affleure aussi la violence du visage… Ce « montage » de Bazin engage une épistémologie de l’art contemporain par anachronismes, reflets anthropomorphiques et prise de parole. »
Artpress n°342, pp 92-93, février 2008.

Alan WARNER :
Quand je regarde les photographies de champs de bataille écossais prises par Philippe Bazin, je repense à ces obsessions qui étaient les miennes, à ces géographies approximatives qui provoquaient des massacres atterrants. Ce que nous voyons, ce sont en général de banals lieux de bataille qui se dématérialisent sous nos yeux. À cause d’un enchaînement de facteurs négatifs - l’incertitude historique, l’entropie, le développement moderne –, ces lieux de bataille s’évanouissent plutôt que d’accéder au statut de phénomène historique. Nous voyons ici à l’œuvre le processus de l’oubli historique, la disparition progressive du passé.
Mais Philippe Bazin, qui a exploré à pied chaque champ de bataille, accorde pourtant à ses instantanés un pouvoir subtil, dérangeant.
Traduction Brice Matthieussent.
Dufftown, P.O.C., Rouen 2006.

Dominique BAQUÉ :
Cette énigme du visage, c’est ce que n’a cessé de traquer Philippe Bazin...C’est à un même questionnement que l’on est, abruptement, convié : à partir de quel moment, comment y a-t-il visage, et quelle relation puis-je entretenir avec le visage, surtout lorsque celui-ci est devenu pour moi pure Altérité...Philippe Bazin est, sans nul doute, l’un des grands portraitistes contemporains...
La Photographie Plasticienne, l’Extrème Contemporain, Editions du Regard, Paris 2004.

Jacques RANCIÈRE :
(à propos de l’exposition Voici de Thierry de Duve à Bruxelles en 2000)...
Ce pouvoir d’incarnation confié au geste même de montrer se révélait alors également transmissible à un parallélépipède de Donald Judd ou à un étalage de paquets de beurre est-allemand de Joseph Beuys, à une série de photographies d’un bébé faites par Philippe Bazin ou aux documents du Musée fictif de Marcel Broodthaers.
Malaise dans l’esthétique, Galilée, Paris 2004.

Édouard LEVÉ :
(à propos de l’exposition Nés à la galerie Anne Barrault à Paris en 2000)
La rigueur de la règle et l’effet de série pourraient rappeler une certaine photographie allemande où la répétition tend à neutraliser, voire esthétiser son sujet. Or il n’en est rien : ici, les sujets, qui n’ont pourtant pas encore de nom, ont tous une identité, déjà à l’œuvre. Se trouve ainsi démentie l’hypothèse de ressemblance des visages, mais à rebours du portrait d’identité, qui repose sur une taxinomie anthropométrique d’où l’expression est chassée. Bien que décontextualisés (ni lieu ni époque identifiables), les visages qui font face sont saisis dans une situation d’inquiétante fragilité ». Le Journal des expositions n°73, mai 2000.

Christiane VOLLAIRE :
Dans ces images des nés, où la différence sociale est intentionnellement réduite à l’indifférenciation, c’est de ce fait l’indifférence sociale qui est réfutée par l’irruption de la singularité. Par l’intraitable en nous. Si les photographies de Philippe Bazin sont humanistes, c’est donc à l’encontre du sens affadi de ce terme (celui d’une philanthropie bienveillante qui conforte les tabous), mais dans son sens le plus rude : celui d’un questionnement obstiné sur notre rapport constitutif, naturel et culturel, à la violence du monde. Sur la manière dont, face à elle et construits par la force originelle de la résistance, nous émergeons.
nés, Editions Méréal/Idem+Arts, Paris et Maubeuge 1999.

Robin WILSON :
Bazin décrit le processus de son intervention comme “la focalisation des différents éléments structurels sur le centre, un centre qui se définit lui-même à l’extérieur de la géométrie”. Dès lors, comme Gordon Matta-Clark, Bazin cherche lui aussi à reconstruire la syntaxe du bâtiment; à créer un passage interstitiel à travers les salles du projet d’architecture officiel. Structure et géométrie véhiculent des valeurs opposées. La géométrie peut être référée à ce qui est le royaume de la “visibilité officielle” - la géométrie d’un programme institutionnel d’expansion de l’espace culturel. La structure relève, essentiellement, de la tectonique de l’image. Elle décrit un espace de production, indépendant du modèle admis pour un lieu de consommation culturelle et, en dernière instance, un espace libéré des contraintes de l’institution.
Chantiers, Kent Institute of Art and Design, Canterbury 1999.

Philippe ARBAÏZAR :
Philippe Bazin aborde les êtres dans leur institution. Il ne fait pas le portrait d’une génération, d’une tranche d’âge. Ce vaste continuum rapproche les individus pour rappeler la communauté qu’ils forment. Le portrait n’est pas tant la relation qui se noue entre le photographe et un individu particulier, que la tentative pour enregistrer la représentation du genre humain. Le portrait n’est peut-être qu’un seul visage sur lequel le temps laisse ses marques et d’où se dégage une idée de l’humanité. Ce projet possède quelque chose de radical; il interroge les racines du portrait, ce qui le produit, il est animé d’une ambition métaphysique.
Portraits, singulier pluriel, Hazan/ Bibliothèque Nationale de France, Paris 1997.

Raymond BALAU :
Cette manière de photographier de Philippe Bazin est une manière d’être : on peut voir en un clin d’oeil, mais regarder, c’est avec le corps entier, avec l’être dans les limites de son unicité.
A+Architecture, octobre 1996, Bruxelles.

Thierry de DUVE :
Le monde artistique de Philippe Bazin, c’est le visage, et si le visage malgré tout peut s’approprier, c’est dans la mesure où il est précisément dévisagé, traité comme un élément du monde auquel le photographe ne s’adresse pas... Le monde esthétique de Philippe Bazin, c’est l’autre au singulier et en face-à-face, c’est l’autre à qui je m’adresse....
Adolescents, Le Channel/William Blake and Co, Calais 1995.

Thierry RASPAIL et Thierry PRAT :
L’immobilité obligée du corps malade, son invisibilité, sa mutité sociale, ne sont pas sans rappeler les procédés empiriques et réfléchis de contrôle du corps dont Michel Foucault a repéré la mise en place à l’âge classique. Souvent imposés pour répondre à des exigences conjoncturelles, ces multiples processus de classification et de discrimination ont fait norme dans les collèges, puis dans la structure militaire et l’espace hospitalier. La mort anonyme des mouroirs, l’effacement si prompt des visages dans la mémoire individuelle ou collective, sont des conséquences de cette “anatomie politique” du corps. L’oeuvre de Bazin dit sans artifice la violence de cet anonymat, de cet oubli structurel.
Collection 1991, Musée d’Art Contemporain de Lyon, 1994.

Jean-Marc HUITOREL :
Ces photos-là relèvent de l’humanité la plus échevelée, la plus hurlante de se trouver aux marges du silence; d’une humanité de glaire et de poils. Ces photos-là, en ce sens, relèvent de l’obscénité... L’humanisme qui se dégage de ces images défie les bons sentiments; les grimaces involontaires sont certes horribles, aux limites même de l’insoutenable, mais il convient d’avouer qu’elles peuvent en même temps faire rire, d’un rire dont j’attends qu’on me démontre l’inhumanité.
Danse macabre, FRAC Basse-Normandie/Le Triangle, Caen 1993.

Régis DURAND :
Etonnant parcours que celui de Philippe BAZIN, médecin qui s’est mis à photographier ses patients dans ces mouroirs qui sont la honte de notre société, afin de leur redonner un visage, une identité, un regard sur eux-mêmes. Ce sont des visages cadrés en gros plan sans aucune exploitation narrative ou voyeuriste. Des photos qui dérangent beaucoup, par l’intransigeance rigoureuse qu’elles manifestent, et qu’elles exigent en retour.
Artpress, février 1991.

Bernard LAMARCHE-VADEL :
Du nourrisson au vieillard, c’est-à-dire de l’eau dont nous venons à la pierre où nous allons ce qu’ils sont, virtuellement nous le sommes, parce que vivants entraînés par la permanente et sourde morsure de la disparition. On le voit bien, c’est l’unique effet nécessaire de ces photographies sur leur pourtour, il s’agit vraiment d’envisager, de pénétrer dans ces visages, face à face irréductible avec cet espace si ténu du déclin avant la fosse commune de l’oubli.
faces, Ecole Nationale de la Santé Publique/Editions de la Différence, Rennes 1990.

Robert PUJADE :
Chaque portrait de Philippe Bazin est un instant plastique privilégié, celui où l’informe s’incarne pour transmuer la vie en matière, comme si une âme décompressait l’étreinte par laquelle elle fait de la chair un visage, ou d’un masque un regard.
Artension, décembre 1987, Lyon.

Raymond VOYAT :
Ainsi donc, Philippe Bazin et ses vieillards en chemise de bure nous somment d’agir, tous ensemble, contre l’étiolement de notre commune histoire causé par cette répudiation : l’abomination du grand âge. À dire vrai, les beaux visages apaisés sont rares et secrets. Qui sait… ? L’un ou l’autre se trouve peut-être déjà parmi les photographies accrochées ici… telle vieillarde goguenarde ne confie-t-elle pas la sagesse materne et paysanne tirée de la glèbe ? En définitive, Philippe Bazin nous conduit vers un degré supérieur de compréhension et d’empathie. Plus loin même, il trace la voie d’une sublimation au plan du mythe, où les êtres peuvent encore espérer se ressourcer.
Pour l'exposition Au-delà de l'identité, Paris, 1987.

Philippe BAZIN :
Le cercle se resserre. La prise en charge de l’individu tend à être totale. De la naissance à la mort, la société a créé des structures qui encadrent chacun. Le centre de vieux grabataires est le dépotoir de l’hôpital qui lui envoie tous les faibles qui sont vieux et qui ont échoué. Ce sont en définitive des exclus. Peut-être cela explique-t-il les conditions dans lesquelles on les fait vivre. Je voudrais que chacun fasse l’effort d’imaginer ces personnes dans leur lit : ne parlant pas, ne bougeant pas, regardant plusieurs heures durant un mur vide situé à trois mètres de leurs yeux, un mur qui doit devenir obsédant. Il faudrait que chacun essaie cela : regarder un mur pendant des heures, sans bouger, sans parler. Et ça recommence chaque jour, chaque matin, chaque heure. Tous les jours, tous les mois, toute l’année. C’est un vide, un grand vide au bord du trou.
Thèse de médecine, Nantes, mars 1983. Publié dans Impact Médecin en décembre 1985 et Clichés n°35 en mai 1987. Puis dans Long Séjour, éditions ah!, Bruxelles 2010.