POUR DE NOUVELLES PERSPECTIVES DÉMOCRATIQUES
DANS LES BALKANS
Rencontre entre les femmes activistes d’ex-Yougoslavie et d’Albanie
Du 3 au 6 décembre 99
Fondation Royaumont, Val d’Oise
Par Christiane Vollaire, pour Transeuropéennes n°17

A l’initiative de Transeuropéennes, s’est tenue à l’abbaye de Royaumont, du 3 au 6 décembre, une rencontre entre les femmes activistes d’ex-Yougoslavie et d’Albanie. Cinquante femmes, de toutes les régions, devaient se réunir pour la première fois depuis la fin de la guerre au Kosovo (dernier épisode en date d’une série de conflits ininterrompue depuis bientôt dix ans), en vue d’activer les réseaux pour promouvoir la mise en oeuvre d’un système pacifique et démocratique dans les Balkans.
A cette réunion manquait Natasa Kandic. Opposante de Belgrade, responsable du Centre pour le droit humanitaire, elle avait appris, au moment de l’embarquement pour Paris, à l’aéroport de Budapest, l’enlèvement par la police serbe de Teki BOKSHI, avocat kosovar défenseur des droits de l’homme, et décidé de rentrer en Serbie pour le retrouver. Le régime serbe donnait ainsi aux participantes de cette réunion une raison supplémentaire de se mobiliser.
La guerre qui dure depuis 91, et a affecté, directement ou indirectement, toutes les régions de l’ex-Yougoslavie, doit être reconnue pour ce qu’elle est dans ce pays éclaté : une guerre civile. La lutte des activistes n’est donc pas seulement une lutte contre la violence. C’est une mobilisation pour la reconstitution des liens qui ont été arrachés par l’irruption des nationalismes.
Mais, derrière cette mobilisation, se terre aussi la difficulté de restaurer leur sens aux mots. Un système abusif n’agit en effet pas seulement par la contrainte physique, mais par le dévoiement du langage : il trahit les mots, par un véritable processus de perversion. Ces femmes sont privées de l’usage des mots qui peuvent donner sens à un projet: les mots d’“unité”,de “communauté”, brandis comme des trophées par les nationalistes, sont devenus des repoussoirs, après avoir été dévoyés d’une autre façon par un collectivisme planificateur.
Dans ce maëlstrom aspiré par une force centrifuge, ne surnage qu’une dénomination commune: celle qui, précisément, marque l’obsolescence de l’identité. Un préfixe qui dit la perte et dénie immédiatement ce qu’il désigne : ex-Yougoslavie. Cette impossibilité de l’appartenance, cet arrachement permanent au territoire, au langage, à l’identité, cette obligation incessante de se recomposer dans tous les sens du terme, fondent l’individu dans la seule constance du déracinement, du renoncement aux origines.
Ce renoncement est cependant porteur d’une faculté de mise à distance, qui se dit aussi dans les choix professionnels de ces femmes. Activistes, elles ont toutes à l’égard de l’action le recul réflexif de la représentation : juristes, anthropologues, artistes, enseignantes, ...
Toutes caractérisent la région des Balkans par sa position centrale comme carrefour, comme croisement d’influences, comme lieu ouvert à la fois par sa géographie et par sa culture, et que les politiques dominantes actuelles sont en train de refermer. Toutes revendiquent cette plasticité qui est l’essence même de la position historique des Balkans, et dont le revers est précisément l’instabilité.
La crispation ethniciste prétend être une réponse à cette instabilité. Mais, à l’encontre d’une représentation communautaire qu’elles qualifient volontiers de “médiévale” (celle des nationalistes), elles proposent une représentation communicationnelle : des liens déterritorialisés, librement tissés d’une région à l’autre, d’un territoire à l’autre, d’une “ethnie” à l’autre. Toujours en direction du terme qui revient comme un refrain : l’ “Autre”, différence sociale ou minorité ethnique, qu’il faut intégrer comme composante politique.
Ici intervient le rôle de tiers que revendique Transeuropéennes : activer à la fois l’extension et le resserrement des liens, par sa position d’exterritorialité. Offrir à la revendication politique de ces femmes un espace neutre, déterritorialisé, où la rencontre puisse se faire par-delà la pregnance des conflits. Permettre aussi que les liens puissent se perenniser, le projet s’assumer dans la continuité : cette rencontre en ouvre d’autres.
Cette position a permis de réaliser l’objectif assigné à la conférence : formuler, au-delà des différences, des clivages et des hostilités liés à l’état de guerre, un projet cohérent reposant sur un certain nombre de principes fondateurs, dont le dénominateur commun est une reconnaissance de la pluralité : condition première pour que puisse se faire une véritable unité. L’activisme de ces femmes ancre ainsi dans le réel la formule d’Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne :
“La tyrannie n’est pas une forme de gouvernement parmi d’autres : elle contredit la condition humaine essentielle de pluralité, dialogue et communauté d’action, qui est la condition de toutes les formes d’organisation politique”.
Cette expérience de la pluralité, dans sa dimension polémique, a aussi été à l’origine des moments difficiles de cette réunion. On s’est trouvé face à l’impossibilité de faire fi non pas seulement de la réalité politique de la guerre, mais du fait que cette réalité est nécessairement inscrite dans les réactions et dans les comportements, qu’elle détermine aussi les attitudes les plus ouvertes.
Les Albanaises du Kosovo auront à coeur la priorité de faire la lumière sur leurs disparus. Mais les Bosniaques, par la voix de Milica KAJEVIC, sauront leur rappeler que cette question concerne vingt mille personnes dans toute l’ex-Yougoslavie; et elles remettront en mémoire les souffrances endurées à Sarajevo et Srebrenica, que l’actualité immédiate semble avoir recouvertes.
Et quand une Croate, défendant l’antimilitarisme qui est bien au centre de toutes les positions affichées, affirmera logiquement qu’il doit s’appliquer avec la même rigueur aux agissements de Milosevic, à ceux de l’UCK et aux frappes aériennes de l’OTAN, elle soulèvera des grondements réprobateurs.
La convergence était une tâche à accomplir, pas un acquis. Pour celà, il fallait d’abord que le tabou des divergences tombe, qu’elle soient affirmées comme telles avant d’être discutées, négociées et finalement surmontées dans une déclaration commune.
Cette déclaration, transmise aux responsables du pacte de stabilité, répond aux objectifs principaux que s’était fixés cette réunion : ouvrir le dialogue, interroger le rôle des femmes et assumer une position politique commune sur des fondements démocratiques.
Au modèle guerrier d’une tradition des Balkans qui impose la violence comme valeur, les femmes activistes n’ont ainsi cessé d’opposer le modèle politique de l’instauration des liens. Ce faisant, elles ne traitent pas seulement de leur pays, mais de notre continent.
“Le futur des Balkans est le futur de l’Europe unifiée”, dit Svetlana Slapzak à la fin de ces entretiens. Car les valeurs de la pluralité que défendent ces femmes sont aussi celles du cosmopolitisme, d’une unité construite à partir de l’échange, à l’égard de laquelle un choix reste à faire : que le projet politique de reconstruction des Balkans, pour lequel elles se mettent en danger, soit aussi le modèle de la construction de l’Europe. Faute de quoi les conflits balkaniques risqueraient de préfigurer, une nouvelle fois, son implosion.
Mais, derrière ces enjeux, transparaît ce qui est au-delà de l’analyse : la réalité du vécu, le poids de l’engagement de ces femmes, les contradictions et les similitudes de leurs expériences. La singularité de leur parole et de leur visage.
En venant ici, ces femmes assumaient de manière totalement visible les positions qu’elles défendent chaque jour par leur engagement, et prenaient ainsi un risque supplémentaire : risque évidemment d’être plus encore désignées par les pouvoirs nationalistes, mais risque aussi d’être stigmatisées par leurs propres concitoyens. Face à ce risque, les enjeux des débats étaient lestés d’un poids supplémentaire, qui a alourdi lespremiers moments de la rencontre : il a fallu du temps, et un vrai parcours commun, pour que les monologues du début puissent finir en échange. Pour que la magie de ce lieu préservé, hors du temps, puisse détendre les pressions et générer une authentique convivialité.
Ces entretiens, et les photos qu’ils accompagnent, ont voulu restaurer à celà une visibilité. Ils ont été saisis à chaud durant le colloque, presque volés à l’intensité des débats. Captés pendant ces deux jours, ils en reflètent à la fois les tensions et les détentes, ils sont liés à ce moment.
Sur les quarante-neuf personnes présentes, seize ont pu participer aux entretiens, dont treize figurent ici . Quatre questions leur ont été posées, qui tournaient toutes autour de la question centrale de leur projet politique :
-1. Le moment décisif de votre histoire
-2. Le projet que vous défendez
-3. Les obstacles que vous devez combattre pour le réaliser
-4. Le rôle des femmes dans la réalisation de ce projet.
C’est dans cet ordre que les réponses de chacune sont données .

1. Theodora TABACKI
Belgrade.Née en 1976.Etudiante en philosophie.Diplômée d’études féminines
Membre des Jeunesses sociales démocrates , et des Femmes en Noir.
En 1991, le moment crucial a été pour moi le début de la guerre en ex-Yougoslavie. Rien ne me semble plus personnel que celà. De temps en temps, je me dis que je théorise trop. Mais pour moi, cette position d’essayer de voir les choses de manière globale est la seule position personnelle possible.
Auparavant, j’ai été marquée par le revirement idéologique. Quand j’étais à l’école primaire, jusqu’en quatrième année, tout le monde était titiste: une idéologie de fraternité et d’unité. En 1987, le discours a changé et tout le monde a choisi l’ethnicité. C’est devenu difficile d’être collectif. Ce moment marque ma position, donnée ou choisie, d’être marginale.
Ma seule identité est: ex-yougoslave. Depuis 87, tous les jeunes anti-militaristes fonctionnent comme une famille. C’est ma famille sociale . J’ai rencontré des Femmes en Noir en permanence depuis.
Mon projet s’accompagne d’une défense des droits des minorités, des marginalisés et des exploités. En Serbie, c’est un choix politique. En Croatie, mon choix serait d’être Serbe de la Krajina. En France, mon projet serait d’être Maghrébine. Il faut faire transgression, et poser les questions que la société ne veut pas écouter. Les normaux sont les monstres: ce sont les petits-bourgeois. Le concept de normalité n’est pas démocratique.
La vraie opposition est marginale en Serbie. Ce sont les groupes féministes activistes qui sont les seuls critiques du nationalisme et du fascisme serbe. Mon vrai problème n’est pas Monsieur Milosevic, mais tous les jeunes normaux qui servent volontairement le projet du nationalisme, qui se rendent complices du pouvoir par des actes discriminatoires, qui sont manipulés mais en éprouvent de la joie. Mais il ne faut pas oublier que le nationalisme local ne peut fonctionner qu’avec l’aide du capital et de l’ordre global : il y a aussi une responsabilité internationale.
Il y a un rôle spécifique des femmes, mais pas dans un sens biologique. On doit construire le féminin en termes de pouvoir, de solidarité et de sujet. Il semble que les femmes aient de meilleurs moyens de communiquer, de surmonter les différences ethniques, de produire les réseaux transnationaux et transethniques. Mais, évidemment, il faut respecter les traumas et les expériences des autres, et trouver des choix communs.

2. Zarana PAPIC
Belgrade. Née en 1949. Chercheur en anthropologie sociale
Membre du groupe des Féministes anti-fascistes de Serbie
Le moment décisif a été pendant les frappes de l’OTAN cette année, à cause de la loi martiale en Serbie.
J’ai pris conscience que le terrorisme d’Etat était tout-puissant en Serbie: j’ai été confrontée au danger d’être homogénéisée idéologiquement. J’ai eu peur de la violence d’Etat qui était imposée par la loi martiale: peur de me fasciser moi-même, de perdre mon droit à choisir, d’oublier L’AUTRE. J’ai été en danger de perdre ma propre dignité, mon droit personnel à vivre, parce qu’il fallait que je sois assimilée par une idéologie. J’ai senti ce risque dès le début de la guerre en 91. Mais la loi martiale oblige à décider de choses physiques: suis-je capable de risquer ? de me confronter à la police ? de subir les conséquences du risque ? Puis-je garder l’intégrité d’être capable d’agir et de publier ?
Ce qu’il faut combattre, c’est d’abord le système de pouvoir en Serbie: dictature de l’Etat ou de Milosevic. Les gens sont privés de leur propre souveraineté, toutes les valeurs sont déniées. Etre féministe et anti-nationaliste est un choix politique.
Personne ne peut être éthiquement pour les frappes de l’OTAN. Mais je n’ai pas pris position contre, parce que c’était une position homogénéisante du patriotisme serbe. Et parce qu’on ne peut pas critiquer les frappes isolément de l’histoire des guerres en ex-Yougoslavie.
Je veux être plus militante qu’avant, pour une politique féministe contre le nationalisme et le chauvinisme. C’est un processus de mon propre renforcement individuel. J’ai commencé comme théoricienne du féminisme, je deviens de plus en plus militante. Il faut être entre l’activité et la théorie: mon devoir est d’être au milieu, de traduire. Mon projet est celui d’une société civile: des personnes qui ont leur dignité, et qui peuvent choisir. C’est un projet orienté vers l’espoir.
Les femmes ont à politiser leur propre expérience historique. Elles sont historiquement construites comme des êtres obligés de dialoguer, de gérer les tensions, d’aider à la socialisation. Elles ont à se sentir responsables par la socialisation culturelle, par la division sociale des sexes. Dans la tradition des Balkans, les hommes ont toujours fait la politique, mais ils font toujours la guerre. La politique des hommes les mène ainsi à l’échec, puisqu’ils sont contraints à la guerre. Il y a donc un espace social pour politiser l’énergie des femmes; mais il y a nécessité pour les femmes d’en prendre conscience et d’agir.

3. Borka PAVICEVIC
Belgrade. Née en 1947. Dramaturge et essayiste.
Fondatrice et directrice du Centre pour la Décontamination Culturelle
En 1987, le moment décisif pour moi a été l’arrivée au pouvoir du mouvement populiste dans l’ex-Yougoslavie. Ces gens ont commencé à crier, à s’armer, à brandir les photos des gens importants, leurs discours, leurs noms. Parler d’identité nationale, faire des manifestations populistes, des meetings, comme dans l’Allemagne des années trente : cela ne peut mener qu’ à la violence. C’est ce qui m’a décidée à prendre un engagement extrême.
Je veux promouvoir la société démocratique, pas l’Etat national. Nous vivons actuellement sous le pouvoir d’un parti, et ce parti prétend être l’Etat. Le mouvement populiste est un mouvement collectif dans lequel les individus perdent leurs droits. Je veux promouvoir un projet culturel qui ait la responsabilité de faire émerger les questions qui nous assaillent. Une culture doit être subversive dans tout Etat, et particulièrement dans un mauvais Etat. Ma première représentation a été l’adaptation par Camus des Possédés de Dostoïevski:
“La terreur ne s’impose pas seulement parce que les terroristes sont forts, mais aussi parce que les libéraux sont faibles”.
Je veux que les libéraux deviennent forts, pour produire une vraie alternative social-démocratique, non nationaliste.
Il y a une forme de privatisation, qui est une confiscation par le pouvoir des usines, des écoles, des hôpitaux.On ne construit rien pour la population.En France par exemple, les institutions perdurent et ne dépendent pas des hommes; mais ici, tout change.Les nationalistes détruisent la continuité de la culture et mentent sur leur identité: le gouvernement de Belgrade a détruit la culture serbe. Si vous détruisez les Albanais, vous détruisez les Serbes du Kosovo. C’est le refus de la société civile: vous détruisez ce qui peut protéger les gens. Nous vivions dans une société multiculturelle, on détruit cette histoire pour du médiéval. L’histoire médiévale détruit l’histoire contemporaine.
Beaucoup de mouvements yougoslaves ont été impulsés par les femmes. Les femmes portent le projet démocratique parce qu’elles ont quelques idées sur comment vivre ensemble.
Le problème des bombardements est qu’ils sont apparus comme une revanche. Les hommes de l’OTAN ressemblent à nos gouvernants: ils friment. C’est le pouvoir dans les fusils.
Cette réunion peut aider beaucoup: ça peut enlever du pouvoir à un régime arbitraire, par la communication. Communiquer, c’est mettre en place un processus de démocratisation : on fait communiquer ce qu’ils ont détruit.

4. Fatima BOSHJNIAKU
Gjakova (Kosovo). Née en 1951.Professeur d’anglais
Coordinatrice de l’Association Mère Theresa
Le moment vital, ça a été au bureau de police, quand la police m’a autorisée à voir mon fils. Je voulais voir mon fils parce que c’était ma vie, et ils ne m’y avaient pas autorisée. J’avais dû le quitter à mon entrée en prison quand il avait trois mois, et il avait dix mois quand je suis revenue.
J’ai été emprisonnée pendant sept mois sur accusation de terrorisme, parce que j’aidais les réfugiés au sein de l’ association Mère Theresa. Pendant la guerre, nous avons défendu des idées pacifistes. Mais les réfugiés étaient considérés comme terroristes : on a donc accusé les activistes de donner de la nourriture aux réfugiés.
Nous voulons collecter des informations sur les disparus et les prisonniers, des informations sur les veuves et les orphelins de tout le Kosovo. Ce qui nous est arrivé, nous ne voulons pas que ça arrive aux autres. Nous ne voulons pas que les choses se répètent.
La préoccupation des femmes et des gens en général au Kosovo est de survivre, parce que depuis dix ans les gens n’ont pas d’argent, et tout est détruit au Kosovo. Les gens ont besoin de réhabilitation. C’est en cours, et je suis optimiste parce que les Kosovars aiment le travail .
Nous avons gagné la liberté et l’indépendance, mais nous avons à changer les mentalités des femmes et des hommes. L’administration de l’ONU est au Kosovo parce que nous le lui avons demandé. Mais ils peuvent faire beaucoup plus, il faut combattre leur tendance à l’inertie. Nous devons faire plus pour employer le plus possible de gens. Il est très difficile d’imaginer une vie normale sans investissements économiques : il faut faire ce qui est possible avec les ONG, la communauté européenne et l’ONU.
Les femmes sont capables de se débrouiller avec la politique, avec l’économie, sans compter la famille et les enfants. Nous avons des femmes intellectuelles au Kosovo. Mais, jusqu’à présent, elles n’ont eu aucune possibilité d’apparaître sur la scène politique. Nous devons les pousser à s’exprimer en politique. Cette réunion est le premier meeting depuis la guerre : toutes ensemble, nous pouvons influer sur les décisions. J’espère que pour le second meeting, les choses seront plus faciles; mais comme première étape, c’est satisfaisant.

5. Kosovare KELMENDI
Pristina. Née en 1971. Avocate
Membre du H.L.C : Centre pour les droits de l’homme.
C’était le deuxième jour des bombardements. Mon père et mes deux frères ont été enlevés et tués. Ma mère m’a téléphoné chez moi pour me dire de me sauver avec ma fille avant l’arrivée de la police. Je voulais rejoindre ma mère pour honorer le corps de mon père, mais j’ai dû me sauver parce que j’étais recherchée. La police serbe a battu mon beau-père pour savoir où j’étais. Je me suis cachée avec ma fille d’un village à l’autre pendant des semaines.
J’essaie de poursuivre le travail de mon père en faveur des droits de l’homme. Aider tous les prisonniers d’opinion et les disparus. La question des disparus est le problème majeur au Kosovo actuellement : il y a deux mille disparus au Kosovo, et mille huit-cents prisonniers otages en Serbie, sans aucun droit légal de détention. Si on ne réussit pas à trouver une solution, il n’y aura pas de paix stable au Kosovo.
Il y a un danger, même après la guerre, à mener des activités en faveur des droits de l’homme. Le régime serbe continue à y faire obstruction. Par ailleurs, les actes de vengeance font aussi obstacle à la réconciliation nationale. Ce sont des actes purement individuels, l’ensemble des Albanais les condamne. Mais en même temps, dans certains cas, ces actes illégitimes et inacceptables sont impossibles à éviter.Le seul moyen de prévenir la multiplication des actes de vengeance, c’est de faire la lumière sur les disparitions.
Toutes les femmes de l’ex-Yougoslavie sont concernées. Elles ont à mettre en oeuvre toutes les possibilités de faire pression sur le gouvernement serbe: il faut faire plier Milosevic. Nous ne haïssons pas du tout les Serbes, mais seulement le régime. C’est pourquoi il est nécessaire de se rencontrer. Cela ne dépend évidemment pas seulement des femmes, mais quelque chose doit être fait pour changer la situation en Serbie.

6. Valbona PETROVCI
Pristina. Née en 1958. Pianiste
Correspondante du Comité pour le Kosovo. Humanitarian Law Center
Le moment le plus douloureux a été quand nous avons été expulsés du Kosovo pendant les bombardements. Mon mari est acteur. Il a donné une interview à une radio européenne sur le Kosovo. Le lendemain, deux jours après le début des bombardements, les forces paramilitaires serbes lui ont tiré dessus à la terrasse d’un café où il était avec ses étudiants. L’une des étudiantes est morte, il a survécu. Il a fallu quitter l’appartement, et nous sommes devenus des réfugiés sans identité, sans maison, incapables de changer quelque chose, de faire quelque chose. Seulement attendre, pendant quatre mois, en Macédoine.
Le premier projet de société, c’est de pouvoir retourner à une vie normale. Il faut éclaircir ce qui s’est passé pendant les bombardements. Il y a encore des disparus, des otages albanais en Serbie. Il est difficile, avec cela, de revenir à une vie normale. Lutter contre l’impunité est nécessaire pour restaurer la tolérance. C’est le seul moyen de protéger les Albanais contre leur propre désir de vengeance. Sinon, on perdra notre statut, réel, de victimes.
Il faut insister sur les valeurs démocratiques pour protéger les droits de l’homme. Nous devons communiquer avec l’autre côté, échanger nos expériences. Nous savons que les serbes qui sont venues ici sont des opposantes à leur régime, les futures victimes de leur propre gouvernement.
Et puis, on peut faire valoir le politique à travers l’art, faire se réunir les gens autour des concerts et de la musique.Je suis avant tout pianiste.
Toute notre vie est dure parce que le politique intervient partout et conditionne la vie privée. Cette situation dure depuis plus de dix ans. Nos enfants n’ont pas été autorisés à étudier à l’école dans des bâtiments publics. C’était la politique officielle du gouvernement serbe. Tout le monde était engagé politiquement dans sa vie privée, et il y a eu beaucoup de moments horribles.
Il faut condamner les gens qui ont soutenu ces régimes. Ca ne s’est pas produit seulement au Kosovo, mais en Slovénie, en Bosnie; le Kosovo n’en est que le dernier acte en date. Mais, s’il y avait eu une réelle opposition serbe, cela ne se serait pas produit. On est obligé de leur dire: “Vous n’avez pas été assez forts”.
Il ne faut pas organiser les choses séparément entre hommes et femmes, il faut les confronter . Il faut se rencontrer avec les hommes. Je ne les considère pas moins intelligents que les femmes, ce sont des êtres humains au même titre. Dans cette réunion, j’aurais préféré qu’il y ait aussi des hommes. Sinon, on n’a qu’une dimension du point de vue.

7. Florina KRASNIQI
Pristina. Née en 1969. Architecte. Employée par l’administration de l’ONU
Cofondatrice de SWAT team , sept initiatives pour l’éducation.
Mes parents étaient à Pristina tout le temps de la guerre. J’étais à Skopje comme réfugiée et je travaillais. J’ai été appelée par mon père, m’informant que la police me cherchait à cause de mon activité dans la mission diplomatique américaine. Ils ont cherché mon frère. C’était difficile pour moi d’être en Macédoine: ils étaient en danger à cause de moi. Quand je suis rentrée au Kosovo, ils étaient en vie. Mais ils avaient été encerclés par les troupes d’Arkan, et donnés pour morts.
Toutes les institutions étaient issues du système communiste, y compris la police. Or la démocratisation est un processus global, qui inclut prioritairement les questions d’enseignement et d’éducation. Il faut donc identifier les professionnels et le potentiel, les leaders de la communauté ; il faut promouvoir une organisation administrative au niveau de l’éducation. Mais il faut aussi des approvisionnements en eau, une police, une diplomatie. Rien de tout cela n’existe en ce moment. Il nous faut institutionnaliser les études et la vie en général.
L’ONU à Pristina a une énorme responsabilité, mais elle travaille très lentement. Après tant de mois, seule une institution a été mise en place (le Kosovo Protection Corps). Il manque du personnel partout, en particulier dans la police et dans l’administration de la région.
L’un de nos problèmes majeurs, à nous qui intervenons sur la question de l’éducation, est que celle-ci n’est pas considérée par les responsables internationaux comme prioritaire : elle est très accessoire par rapport à la liste de leurs priorités. Ainsi, alors que les Kosovars devraient s’organiser et se partager les responsabilités pour reconstruire la société, ce sont les ONG qui se combattent entre elles pour la reconstruction. J’ai donc à combattre des initiatives étrangères, plus grosses et plus fortes, pour le Kosovo.
Les responsables d’équipes doivent être des femmes (comme moi). Si nous réussissons à être vigilants sur les responsabilités qui doivent être données aux femmes, leur nombre augmentera dans les instances et elles seront en position d’intervenir sur toutes les questions. Certaines femmes sont compétentes, mais pas encore actives.
J’attends de cette réunion qu’elle apporte des informations, une meilleure compréhension, des échange d’expériences. Il faut créer un réseau, continuer d’informer les gens.

8. Milka TADIC
Podgorica. Née en 1960. Journaliste.
Dirige le Monitor , premier hebdomadaire indépendant au Montenegro
C’était dans les années quatre-vingt, quand Milosevic a commencé avec le populisme. J’ai reconnu le début de quelque chose. Son discours était violent, et il était un héros au Montenegro, qui était très nationaliste. Je me suis rendu compte qu’il promouvait un Etat policier , contre les “autres”, les minorités, le peuple. Et le Montenegro était très impliqué dans cette mentalité.
Mon projet est de promouvoir les droits de l’homme, les droits de tous, le droit des “autres” au Montenegro. Je suis responsable de mon pays à l’égard de Milosevic.
Il faut évidemment combattre le gouvernement, mais aussi beaucoup de nos collègues journalistes. La manière de penser commune au Montenegro est le chauvinisme, l’exclusion des “autres”: autres républiques, mais aussi minorités au sein de la nôtre (Albanais par exemple).
Mais, depuis 97, la situation a changé : la plupart sont maintenant contre le nationalisme et le chauvinisme. La politique a changé, la propagande a changé. Ce sont deux situations différentes.
Ce que je défends, ce sont les droits de l’homme fondamentaux, pas les droits des femmes. Certains types d’abus concernent plus spécifiquement les femmes : les viols, les violences domestiques, la situation dans les prisons, les pressions sur les enfants. Mais la lutte contre ces abus est inscrite dans les droits de l’homme, et les femmes n’ont aucune spécificité juridique à défendre.
Cette réunion est très utile. La plupart des communications entre nous dans les régions étaient impossibles, et on peut maintenant commencer la construction d’un réseau entre nous pour communiquer. C’est la première fois depuis la guerre que nous sommes toutes ensemble. Celà permet beaucoup de contacts, et renforce notre sens de la responsabilité collective.
Il était positif que ce soit une réunion de femmes, parce qu’il était plus facile de parler et de communiquer entre femmes. Mais nous avons maintenant à délivrer un message à la population de nos pays, et cela se fera à un autre niveau.

9. Slavica INDZEVSKA
Skopje. Née en 1960. Journaliste.
Responsable de programme à l’Open Society Institute macédonien.
Quand j’étais étudiante en journalisme, je suis devenue membre d’une troupe de théâtre à 21 ans. J’ai donc dû, pour la première fois, prendre position à l’égard de ma famille et de la vie sociale. J’ai continué le théâtre à cause de la liberté intellectuelle qu’il me donnait. Tout était auparavant encadré par ce que mes parents pensaient et voulaient que je fasse.Dans la vie familiale, dans le système scolaire, je pensais qu’il pouvait y avoir des réponses différentes.
Mon travail professionnel est un acte politique: la création en Macédoine du Centre de recherche pour les études féminines est un acte politique. C’est combattre pour le dialogue, le développement et la compréhension. Comment travailler avec les ONG ? Des groupes de femmes doivent travailler, essayer de combattre les situations courantes, amener de l’air frais.
Je vais bientôt réaliser un film, dont le projet est déjà approuvé. Des femmes de différentes nationalités et d’ONG y parleront de la politique de prévention sanitaire et sociale. Je veux les filmer séparément, pour leur montrer à la fois qu’elles sont différentes et qu’elles ont quelque chose en commun. C’est un processus d’auto-analyse et de critique, avec des entretiens et des contre-analyses.
Quand on ne vous autorise pas à vous exprimer, c’est politique. Il n’y a pas assez de tolérance pour les autres. Entre les gens des différents lieux de la Yougoslavie, il y a une tige commune. J’aime qu’il y ait de la différence alentour. Par ailleurs,je veux promouvoir le rôle des femmes dans mon pays. C’est une position faible, à cause des traditions et de la rigidité dans les façons de penser.
Il faut créer un ciment pour que les femmes n’acceptent pas cette position d’auxiliaires politiques. Il existe des possibilités d’agir différemment pour les femmes. Elles ont expérimenté leur propre pouvoir, elles sont capable d’être leaders. Mais il y a une impossibilité pour les femmes macédoniennes d’accepter les femmes d’autres ethnies. Les femmes en Macédoine sont traditionnalistes, rigides, tournées vers le passé. Il faut combattre cette manière de ne pas accepter l’autre et la différence.
La position des femmes leur permet d’avoir une influence. Il faut qu’elles s’éduquent elles-mêmes pour progresser. La condition domestique heurte les droits de la femme, mais il ne suffit pas de pleurer: il faut trouver des STRATEGIES.
S’occuper des enfants et de la maison constitue un travail. Un proverbe macédonien dit: “L’homme est la tête, mais la femme est le cou”. C’est le cou qui permet à la tête de bouger: il contrôle.

10. Azbija MEMEDOVA
Skopje. Née en 1970.Sociologue.
Coordinatrice à Skopje duRoma Center (centre rom)
C’était à l’arrivée des réfugiés en Macédoine, au début de la crise : je me suis rendu compte que les réfugiés roms étaient refusés: il y avait une discrimination à la fois de la part des Macédoniens et de la part des Kosovars.
J’avais à décider quoi faire : aider tous les réfugiés, ou seulement les Roms ? J’ai alors commencé à travailler uniquement pour les réfugiés roms, à cause de la haine générale contre eux. Ils sont différents, ils n’ont pas de pays à eux, ce que les autres ne comprennent pas. A chaque fois qu’un Rom commet un délit, on généralise à l’ensemble de la communauté .
En Macédoine, nous avons les mêmes droits que les autres : je travaille sur le terrain inter-ethnique, et toute notre communication accède aux médias.Je savais qu’ailleurs il se produisait des discriminations, mais je n’en avais jamais été témoin. Là, je l’ai vu de mes propres yeux.
Mon projet est inter-ethnique : si vous ne subissez pas de préjudice individuel, vous avez un devoir de tolérance inter-ethnique. Il faut se regarder les uns les autres comme des êtres humains. La difficulté, c’est qu’ il n’y a pas de responsable politique pour communiquer au nom des Roms.
J’ai à combattre les nationalismes. Il faut se mélanger, et j’essaie de travailler de plus en plus pour convaincre les gens que cette démarche aboutit : c’est bien de voir les jeunes gens des différentes nationalités être amis, parler ensemble de leurs problèmes personnels.
Il y a deux semaines, j’ai participé à une confrontation entre hommes et femmes : les femmes ont dit ce qu’elles pensaient d’elles, et les hommes ce qu’ils pensaient des femmes. Les femmes semblent plus aptes à changer le monde : les travailleurs des ONG sont majoritairement des femmes. Les femmes sont actives, et plus émotionnelles que les hommes; elles peuvent donc faire davantage. Mais nous sommes invisibles. Les hommes sont visibles parce qu’ils dirigent, mais c’est nous qui provoquons les changements.

11. AÏda BAGIC
Zagreb. Née en 1965. Coordinatrice du Centre pour les études féminines
Activiste dans la Campagne anti-guerre à partir de 91
Beaucoup ont vécu des événements traumatiques, mais rien de tel ne m’est arrivé: je n’ai pas été victime de violences physiques. La lutte contre la violence est une activité politique. Depuis 89, j’étais volontaire dans l’aide aux femmes battues et la lutte contre les violences domestiques. Mais en 91, quand la Yougoslavie a commencé à se dissoudre, J’ai été saisie par l’ irruption massive de la violence. Je me suis alors investie dans la campagne anti-guerre, et mon engagement anti-militariste a rejoint mon engagement féministe. Il y a eu un accroissement considérable des violences domestiques pendant la guerre: les soldats qui reviennent ont été conditionnés à la violence.
Je veux promouvoir la tolérance entre les groupes au sein d’une société, maintenir le contact avec les groupes de femmes à Skoje, à Sarajevo, à Belgrade, au Kosovo.
Il faut promouvoir la participation des femmes à la vie politique, maintenir les liens entre les femmes et le régime. La politique ne se fait pas seulement au Parlement (c’est important, mais pas exclusif). Les femmes doivent avoir le contrôle sur leur vie, elles doivent avoir le droit de choisir (d’enfanter, d’être homosexuelles, etc.). Tout cela appartient à la politique.
A l’intérieur des régions, on est mobiles. Mais entre les régions, il n’y a pas de communication : on a besoin de visas pour circuler.
Mais notre obstacle principal est l’ignorance générale sur ce qui fonde notre travail : c’est la manière de penser, ce sont les mentalités.Un autre obstacle est la difficulté de produire une vraie alternance politique. Cela ne change pas grand chose en termes économiques, mais cela change tout en termes de mentalités.
La position des femmes est historique, et non pas naturelle. Elles sont enclines, en tant que groupe, à se pencher sur les questions de justice sociale, à voir les injustices, à tenter de les changer. C’est parce qu’elles sont elles-mêmes en position non privilégiée.
Cette conférence peut être utile par les rencontres qu’elle permet entre femmes de différentes régions, mais je ne sais pas ce qui peut en sortir, parce que le temps a manqué pour se connaître les unes les autres. Il faudra plus de recul pour en mesurer les conséquences réelles. On ne peut pas penser d’emblée de la même manière, parce qu’il y a ici des femmes qui sont confrontées à des problèmes différents: questions humanitaires, questions intellectuelles et éducatives, questions de violence. Mais il devient possible, à partir de cette réunion, de créer des réseaux indépendants, indépendamment des appartenances nationales.

12. Gordana LUKAC-KORITNIK
Zagreb. Née en 1948. Avocate et Juriste
Coordinatrice du projet Be Active Be Emancipated ( promotion des femmes)
Le moment décisif était il y a dix ans, quand j’ai été atteinte d’un cancer. Je me suis demandé si je pouvais continuer à être active, à aider la communauté. Je ne voulais pas rejoindre un parti politique, j’ai décidé de travailler pour les ONG qui s’occupaient des femmes. Quand vous êtes enfermé dans vos problèmes privés, vous êtes limité. Mais je pensais que quelque chose devait être fait pour les droits de l’homme.
Je suis très impliquée dans la question des droits de l’homme et dans les problématiques féminines. Les lois peuvent être discriminatoires pour les femmes, les pratiques aussi. Je veux combattre les discriminations dans la loi.
J’ai achevé un projet de constitution à la Cour. Il faut changer la loi pour changer les pratiques. S’il y a une bonne loi, il faut la compléter et veiller à son application. Sinon, il faut changer la loi.
Il y a en Croatie une très forte influence de l’Eglise catholique, très conservatrice. Par exemple, si l’on veut changer la loi sur les violences domestiques, ils pensent que l’on veut détruire la structure familiale.
Nous voulons introduire le système anglo-saxon des lois de protection : la loi sur le “restraining order” donne la possibilité d’appeler la police en cas de violences domestiques. Elle donne la possibilité à la victime de se défendre, et peut aller jusqu’à l’emprisonnement du fauteur de violence.
La famille est quelque chose de secret, qui se prête aux violences. les forces conservatrices protègent cette violence-là.
Il est normal pour les femmes activistes d’être qualifiées de trop radicales: elles travaillent dans un cadre idéologique différent.
Je ne suis pas sûre que cette réunion soit efficace pour défendre cette position, parce qu’on vient de différents pays, différentes approches, différents niveaux d’implication dans la question des droits de l’homme. Je ne peux pas à chaque fois reprendre tout à zéro : j’ai un passé, une expérience, qui ne sont pas nécessairement ceux des autres. Les différences rendent problématique la recherche de solutions communes.
Il a été dit, par exemple, que la priorité était d’établir un Etat indépendant au Kosovo, et ensuite les droits de l’homme. Je ne peux pas être d’accord avec cela : les droits de l’homme sont la seule manière d’instaurer une démocratie.
Nos approches sont très différentes, mais ce n’est pas parce qu’on vient d’endroits différents. C’est parce que nous sommes différentes. Nous devons absolument tomber d’accord sur quelque chose de commun, mais c’est un dialogue difficile. Et nous ne sommes pas encore arrivés au bout: il y aura d’autres conflits dans cette région.

13. Svetlana SLAPSAK
Ljubljana. Née en 1948. Chercheur en anthropologie historique
Ex-Rédacteur en chef d’une revue féministe à Belgrade.
En 87, j’ai perdu mon poste à Belgrade à la suite d’un procès bidon. J’ai tout perdu, mais je me suis sentie soutenue par les minorités dissidentes, et cela a ainsi été en même temps un moment d’optimisme incroyable. Avant que le pouvoir ne soit pris par la majorité nationaliste, on pouvait vivre, communiquer, publier dans toute la Yougoslavie, imposer un discours différent. En 91, ça a été le choc de la guerre. Voir des gens morts. Changer de vie.Tout recommencer. Formuler des principes qui n’avaient plus le soutien d’un groupe intellectuel.
Mon projet n’est pas défensif, mais offensif: c’est d’attaquer les plaies du nationalisme. Ce qui est faux, c’est la conviction que le mouvement nationaliste libère les femmes. Il n’y a pas un mouvement historique connu qui n’ait pas trahi les femmes (c’est ce qui s’est passé, par exemple, en Algérie après la guerre).Mon projet est donc double: communication par des actes communs et des liens de solidarité; mais aussi création des élites féminines: elle est cruciale pour le futur. Le futur des Balkans est le futur de l’Europe unifiée, mais l’Europe se replie sur elle-même.
Nous avons vu notre pays émigrer et s’éloigner de nous. Ce n’est pas nous qui émigrons, mais le pays. Alors, comment organiser la mémoire, l’analyser, ne pas la censurer ?
Notre mémoire individuelle et collective n’a pas cessé d’être bouleversée par les événements : je vivais à Belgrade jusqu’en 91, puis je suis venue à Ljubjana au moment de la guerre. Pour les Serbes, j’étais un traître national, mais pour les Slovènes je n’étais qu’une Serbe. Auparavant, j’avais été sans passeport pendant sept ans, dissidente de Belgrade pendant les années 60-70 contre le régime communiste.
Puis pendant la deuxième moitié des années 80, il y a eu un changement visible, un nouveau discours: le discours fort de la “collectivité”. Histoire collective, droit collectif. La minorité tenait le discours faible: celui des droits de l’homme et de la liberté d’expression. La minorité est pacifiste, yougoslave et multiculturelle.
Il y a eu rencontre entre le féminisme et la dissidence dans les années 80. Les femmes n’ont jamais déserté le domaine de la communication. Ma meilleure amie, Natasa Kandic (absente du colloque à cause de l’enlèvement de Teki Bokshi) circulait pendant la guerre parmi les Albanais. Elle faisait le travail des journalistes. Ce sont toujours les femmes qui font le travail de comuniquer.
Dans le modèle culturel spécifique aux Balkans, le système patriarcal laisse un espace marginal aux femmes. Mais elles connaissent les langues et communiquent: ce sont les marginaux qui fondent l’échange.