Entretien avec Russell Banks
Par Christiane Vollaire

Russell Banks, l'un des grands romanciers américains actuels, est l'auteur en particulier, outre Cloudsplitter et The Darling dont il est question dans cet entretien, de Trailerpark, Continental Drift (Continents à la dérive), Affliction, The Sweet hereafter (De beaux lendemains), tous traduits en français aux éditions Actes Sud. Plusieurs de ses romans sont adaptés au cinéma.
Il a été président du Parlement international des écrivains de 2002 à 2004, et a fondé The North American Network of Cities of Asylum, visant à établir des lieux d'exil pour les écrivains menacés. Il vit dans les Adirondacks, à l'Est des USA (Etat de New-York).

C.V. Vous avez écrit Cloudsplitter en 1999, autour du personnage de John Brown, abolitionniste blanc qui a été pendu en 1859 pour avoir choisi l’action violente contre l’esclavage. Et, en 2004, vous avez écrit The Darling , au sujet de la guerre du Libéria à la fin du XXe siècle. Deux périodes différentes, l’une passée, l’autre contemporaine. Deux pays différents, l'un sur le continent américain et l'autre sur le continent africain. Et pourtant, il semble y avoir un lien très fort entre ces événements différents et ces contextes différents.

Il y a de nombreux liens. Et surtout des liens historiques que j’ai découverts pendant l’écriture de Cloudsplitter. En effectuant les recherches pour ce roman, j’ai commencé des lectures sur l’« American Colonization Society », qui fut à l’origine de la fondation du Libéria en Afrique avec des esclaves affranchis afro-américains entre le début des années 1820 et 1835, quand le Libéria devint une soi-disant république, et ensuite jusqu’à la Guerre de Sécession et à l’Émancipation.
En Amérique, il y avait des blancs abolitonnistes dans le Nord et des blancs propriétaires d’esclaves dans le Sud qui, dans des villes comme Philadelphie, New York ou Boston, avaient dans un certain sens un problème racial commun. Au début du XIXe siècle des esclaves affranchis et des fugitifs, en nombre croissant, commencèrent à arriver et à s’installer dans les villes du Nord et dans les villes frontalières. Ils constituaient une menace pour les deux parties.
Premièrement, leur présence mettait en danger l’image de l’Amérique comme une nation blanche. C’était le début de la tempête, un aperçu du futur : un Etat multiracial. Deuxièmement, puisque les esclaves affranchis commençaient à avoir un bon niveau d’éducation, à devenir de bons chrétiens, à fonder des écoles et à créer des affaires florissantes, c’était de plus en plus difficiles pour les esclavagistes d’affirmer que les noirs étaient des « sous-hommes ». Et naturellement ces communautés noires qui réussissaient, qui prospéraient, alimentaient le rêve de la fuite vers le Nord.
Dans ce contexte, l’idée de les réexpédier en Afrique commença à paraître une solution pour les deux côtés. Pour les abolitionnistes, qui étaient contre l’esclavage pour différentes raisons, mais qui voulaient néanmoins que l’Amérique reste une nation blanche, et qui considéraient malgré tout les Noirs comme une race inférieure ; et pour les partisans de l’esclavage au Sud, qui voulaient se débarrasser de ces exemples positifs de noirs affranchis ou fugitifs vivant sur leurs frontières. Plusieurs citoyens distingués souscrirent à cette proposition, y compris le neveu de George Washington, et Francis Scott Key, un avocat auteur de notre hymne national. Et même, au début de sa carrière politique, Abraham Lincoln. Ils étaient tous des partisans de l’« American Colonization Society », comme ils l’appelaient. En plus des esclaves libérés, ils voulaient éloigner également un grand nombre d’esclaves « difficiles », des jeunes hommes pour la plupart, considérés par leurs maîtres comme potentiellement violents ou susceptibles de s’échapper. On leur donna le choix entre rester esclaves, ou être bannis en direction de l’Afrique. Évidemment, beaucoup d'entre eux choisirent le bannissement.
Mais l’autre raison sous-jacente à la création du Libéria fut le colonialisme pur et simple. Les mêmes vieux prétextes avancés par les Européens pour justifier leur conquête du continent africain se cachent derrière cette version américaine du colonialisme, surtout après la solution du problème de l’esclavage suite à la Guerre de Sécession. Je les appelle les « Trois C » :
- Le Christianisme : évangéliser les païens.
- La Civilisation : humaniser les « bêtes ».
- Le Capitalisme : se procurer des produits comme le riz, le bois de construction, les minerais et plus tard le caoutchouc pour les USA et pour leur marché.
Ces « Trois C » infestent toute l’histoire de la culture américaine, et surtout la question coloniale. Nous aimons à croire que l’Amérique n’a jamais eu de colonies en Afrique ; cette croyance fait partie de notre mythologie populaire. Mais le Libéria était, de fait, une colonie américaine qui servait de support à notre système économique.
J’étais en train d’écrire Cloudspitter, de faire des recherches historiques, et je me demandais pourquoi les personnes les plus éclairées de l’époque, qui se battaient contre l’esclavage, soutenaient en même temps la colonisation du Libéria. Mais ce paradoxe persiste encore aujourd’hui. Nous n’en avons pas fini avec le racisme, ni avec les questions de la colonisation et de l’exploitation. Et on peut dire effectivement qu’il y a des liens entre cette époque et la nôtre.
Et ensuite, une autre chose m’intrigua. Même quand on est bien intentionné, il faut faire face aux conséquences non intentionnelles de ses bonnes intentions. Il y a toujours un contrecoup. En écrivant sur le mouvement anti-esclavagiste en Amérique, je suis tombé sur des récits d’une incroyable brutalité au Libéria. Une forme de tribalisme contre les populations natives, de la part des nouvelles classes au pouvoir constituées de Libériens afro-américains.
Cette brutalité était une conséquence non intentionnelle de notre mouvement anti-esclavagiste : les afro-américains sont allés là-bas et ont imposé leur domination sur les africains natifs. Ces afro-américains et leurs descendants ont établi un vrai système de plantation au Libéria. C’était tragiquement ironique. Et j’étais très conscient des semences de haine que tout cela avait plantées. C’est pourquoi, après avoir terminé mon travail de six ans sur Cloudsplitter, j’ai commencé à m’intéresser au Libéria de l’époque contemporaine.

C.V. : Y a-t-il un lien avec la question du « terrorisme » ?

R. B. : La vie de John Brown est un fait historique. Mais après l’écriture de Cloudsplitter il y a eu le 11 septembre. John Brown est une composante dramatique de l’histoire américaine. Sa figure a un lien avec les Weathermen des années 1960. Et aussi avec ma propre lutte contre la guerre du Vietnam. Nous ne luttions pas contre l’esclavage. Mais les gens n'aimaient pas l'idée que John Brown soit un terroriste : son action était comparable aux actions terroristes contre la guerre du Vietnam. Tous ces problèmes me paraissaient liés dans la période où j’écrivais Cloudspitter - la violence, la religion génératrice d'actions violentes. Et tous ces éléments ont commencé à se cristalliser pour moi.
The Darling arriva dans l’après 11 septembre. Nous commencions à être concernés par la question du terrorisme. De toute évidence, il existe une connexion complexe entre John Brown et la gauche radicale des années 1960-1970. Et John Brown était consciemment et personnellement impliqué dans ses actes, tout comme le sont les kamikazes. Les deux romans vont de pair, pour pénétrer ces mystères de l’Amérique, de la violence, du terrorisme.

C. V. : Pourriez-vous expliquer le titre de The Darling (la Chérie) ?

R. B. : En Amérique, ce terme indique un intérêt affectueux. Quelque chose de sexuel aussi, ou de romantique. Tchekhov a écrit une histoire intitulée The Darling : ça parle d’une femme très narcissique, qui considère que le monde tourne autour d’elle. Mais elle finira ainsi par devenir différente en fonction de ceux qui l’entourent, des hommes qu’elle épouse. Hannah, la narratrice et le personnage principal de The Darling, est limite-narcissique : elle raconte son histoire comme celle d’une femme narcissique.

C.V. : Mais ce narcissisme, dans l'ordre politique, n’est-il pas aussi, plus généralement, un comportement constant des Blancs ?

R. B. : Ce titre, The Darling, n’a pas besoin d’être traduit. Pour la version française, par exemple, le titre est American Darling. La protagoniste est une sorte de métaphore, une sorte d’américaine typique. Nous sommes « the darling » dans le monde, ce qui veut dire que nous sommes les narcisses du monde. Nous pensons que tout tourne autour de nous, nous ne regardons jamais le monde d’un autre point de vue. Le mot « darling » est aussi ironique, il indique quelqu’un de précieux, qui n’est pas conscient de ses privilèges.
La conséquence tragique de cette attitude est notre déni. Qu’est-ce qu’on dénie ? Nous, les blancs, nous avons tendance à dénier la couleur. Nous disons « gens de couleur » pour les autres, ce qui est un privilège racial (tout autant qu’un préjugé racial). Il y a un privilège racial caché derrière la distribution du pouvoir dans la société. Il est très facile, en tant que blanc, d’avoir recours à son privilège racial, tout en niant son existence. Tout comme la plupart des hommes nient l’existence du privilège de leur genre. Je suis un homme, je suis un privilégié, qui dispose de biens, de tables dans les restaurants. En tant que blanc, je suis également privilégié. Il ne s’agit là que de simples évidences sociologiques. Tout cela concerne la repartition du pouvoir. On peut très rapidement démontrer que cette question concerne aussi le reste du monde. Il suffit de regarder la façon dont on nie l’existente du génocide des Indiens d’Amérique, ou dont on a nié l’humanité des Vietnamiens.

C.V. : Avez-vous déjà écrit sur les Amérindiens ?

R. B. : Je n’ai jamais écrit à leur sujet. Dans cette partie du nord de l’Etat de New York, les Indiens (il s’agit des Mohawks) sont très présents. Il y avait une Fédération de tribus indiennes dans cette région et dans l’Ohio, mais aussi, au-delà des frontières américaines, en Ontario et au Québec (des Mohawks et des Mic-macs). Ils ont des réserves maintenant et vendent des cigarettes. C’est un monde que je ne connais pas, je dois faire des recherches. Un Mohawk m’a expliqué une fois quel sens avait pour lui mon travail : l’histoire de l’Amérique est associée à celle des Amérindiens, et il pouvait trouver des éléments de mes histoires qui concernaient sa propre expérience. Mais c'est un monde dont moi je n'ai pas l'expérience.

C.V. : Dans Cloudsplitter, vous soulignez le « double bind » radical de l’histoire américaine, qui est à l’origine du combat de John Brown : l’Amérique est fondée sur la première Déclaration des droits de l’homme, avant même la Déclaration française, affirmant l’humanité comme un universel. Mais, en même temps, le pays s’est constitué sur le génocide des Indiens, sur l’esclavage et sur la discrimination.

En 1787, la Constitution Américaine s'est construite sur une violente contradiction : d’un côté la défense des droits de l’homme, mais, de l'autre, un préambule qui acceptait l’institution de l’esclavage. C’est cette contradiction qui a entraîné notre guerre la plus sanglante et poussé le pays au bord de l’explosion. Nous sommes encore en train d’essayer de la résoudre. C’est cette même contradiction qui se cachait derrière l’institutionnalisation du racisme, nos lois Jim Crow qui ont établi la ségrégation fédérale et étatique en Amérique après la Guerre de Sécession et jusqu’en 1965. Et elle est aussi à l’origine de notre mouvement pour les droits civiques. L’élection d’un Président noir peut aider à dépasser cette contradiction, mais nous ne vivons pas encore dans une société « post-raciale ».
Après la violence de la Guerre de Sécession et la promulgation des lois Jim Crow, la contradiction entre, d'un côté, les progrès de l’intégration dans notre société et, de l’autre, une discrimination légalisée, a suscité un processus évolutif (légal, culturel, éducatif). Il a emprunté des voies diverses, de façon globale mais lente. Pendant les soixante-dix années de mon existence, j’ai été et je suis encore témoin de ce processus. J’ai été très impliqué dans le mouvement pour les droits civiques dans les années 1960. Je peux voir les progrès qu’il y a eu depuis 1940. J’ai quatre filles et des petit-fils, et je constate que la vie dans ce pays est différente pour eux. J’ai un petit-fils noir, qui a deux ans. Dans la rue, en ce qui concerne le préjugé racial, la discrimination a énormément diminué. On perçoit la différence même depuis deux ans. Quand mon petit-fils voit le visage du Président à la télévision, ne pensez-vous pas que c'est important pour lui ?

C. V. : Qu'en est-il de la transmission, qui paraît être une question cruciale, mais de façon différente, dans Cloudsplitter et dans The Darling ?

R. B. : Owen Brown est un personnage secondaire intéressant. Il alla vivre en Californie après Harpers Ferry . Sa photo apparaît sur la couverture américaine de Cloudsplitter. Il est le « fils du libérateur », comme les noirs le définirent sur sa tombe, après sa mort. L’héritage qu’il avait reçu de son père était un système de croyances puritaines à l'ancienne, une foi pure et sans compromis. John Brown était un puritain, installé en Nouvelle Angleterre, dont les ancêtres avaient fui les persécutions religieuses en Angleterre - ce qui a pu pousser les puritains vers le fanatisme.
Owen Brown est un homme plus moderne ; il manifeste une sorte de questionnement existentiel contemporain, un souci de l’identité. Dans un certain sens, il est un homme moderne. Mais un homme moderne qui veut transmettre une forme de charité religieuse aux autres : une sensibilité qui peut nous paraître presque médiévale.
C’est un point de vue particulier. Et j’ai pensé que transmettre la vision du monde que John Brown a transmise à son fils Owen pourrait donner lieu à un roman. C’était l’histoire biblique d’Abraham et Isaac : Abraham sacrifia son fils. Et je me suis identifié à ce fils. Ce genre de transmission était de plus en plus difficile. Owen croit aux principes de son père, mais il ne partage pas sa vision religieuse. Il est universaliste, mais pas de façon religieuse. Par conséquent, il a un tas de conflits avec son père ; mais ensuite, il est happé par les circonstances. C’est ce qui explique sa fuite à Harpers Ferry : il s’enfuit dans la solitude. La question de la transmission est une composante du drame.
Dans le cas de The Darling, ce qu’Hannah rejette ce n’est pas tellement le libéralisme de la grande bourgeoisie, mais aussi et surtout la sécurité et la complaisance bourgeoises des classes moyennes et supérieures. Il s’agit aussi de l’attitude de ma propre génération : la vie bourgeoise était repoussante pour nous, tout comme le style de vie qui nous entourait, et c’était la même chose pour le libéralisme. C’était l’aspect des choses que je voulais mettre en évidence, à travers les reproches hypercritiques qu’elle adresse à ses parents. On allait politiquement à gauche parce que nos parents étaient de l’autre côté. De la même façon, j’ai vu les enfants de mes amis devenir républicains. C’est juste une question de générations. J’ai des amis dont les enfants sont devenus des chrétiens « born-again », des fondamentalistes. Ce genre de psychodrame intergénérationnel est très fréquent.

C.V. : Dans le contexte particulier de The Darling, la transmission est en jeu sous une forme différente avec les fils d’Hannah : elle ne s’en occupe pas vraiment, et ils deviennent des enfants-soldats au Libéria.

R. B. : Il existe au Libéria des enfants nés d’un père africain et d’une mère blanche. Certains appartiennent à la classe moyenne, d’autres à la classe dirigeante. Ce n’est peut-être pas très commun, mais c’est le cas dans cette famille. Hannah a été rejetée en Amérique ; elle a été emportée par les événements. C'est une mère distante, détachée, pas très impliquée. Certains lecteurs ont trouvé répréhensible qu’elle soit une mauvaise mère. Elle pouvait déjà faire tout ce dont un homme est capable, et, en outre, elle peut faire naître. Mais si c'était un homme, on pourrait la voir comme une sorte de personnage « existentialiste », à la Graham Greene, ou comme un héros de Hemingway.
C’est une femme, mais les femmes ne sont pas toutes maternelles, tout comme les hommes ne sont pas tous paternels. En partie à cause de son expérience avec ses parents dans sa jeunesse, en partie parce qu’elle est fille unique, et en partie par choix politique, son identité est troublée par les questions de genre. Elle a une liaison avec une femme, et aussi avec des hommes. Elle ne veut pas une d'une identité sexuelle définie. Personnellement, je pense que notre identité sexuelle est toujours ambiguë.

C.V. : N’y a-t-il pas également des questions de trouble identitaire dans le personnage d’Owen, quelque chose d’inclassable ?

R. B. : Edmund White a dit, à propos du personnage d’Owen dans Cloudsplitter : « C’est l’un des portraits les plus intéressants d’un homme gay. » Owen vient d’une famille profondément chrétienne, de travailleurs. Dans ce milieu, à l’époque, il n’y avait pas de mots pour parler de ce genre de sexualité. Et ainsi on est plongé dans une confusion sexuelle, qui pousse au déni : il est impossible d’expliquer ce que c'est. Il ne pouvait pas l'expliquer, il n'avait pas de mots pour le dire. Il était d'une certaine manière poussé par un désir homosexuel, et peut-être aujourd’hui on le diagnostiquerait comme bipolaire, maniaco-dépressif, si quelqu’un voulait faire une étude clinique de son cas.

C. V. : Ne pourrait-on pas dire que vouloir absolument réduire les gens à une identité biologique socialement définie (comme la « race » ou le sexe) est en soi une forme de violence ?

R. B. : Madame Bovary, Anna Karenine, tous les grands personnages, on ne peut pas les enfermer dans une catégorie. Si j’appartiens à une catégorie sociale « blanche » et que je veux me définir seulement en tant que « blanc », j’adopte un comportement psychotique. C’est une vision perturbée de l’identité. Qui suis-je réellement ? Pour Owen ou Hannah, leur vérité émerge de leur expérience. Ce sont des narrateurs honnêtes, mais limités par leur propre expérience du monde.
Mais nous savons que, s'il leur arrivait autre chose, ils pourraient être différents. Par exemple, dans le roman, quand Owen est à Boston avec son père et qu’on l’insulte, nous savons que cet épisode fait partie de sa quête homosexuelle. Mais il s’en va, dans un état d’esprit dépressif. Il a un manque de clarté par rapport à l’esclavage, mais il a une curiosité sexuelle. Il est ambigu avec les hommes qu’il rencontre, il les invite presque à le battre. C'est du masochisme : le lecteur s’en aperçoit. Owen lutte avec la sexualité, il est en colère contre lui-même. Et tout ces conflits ne lui permettent pas de trouver le repos.
Hannah est aussi ambiguë : c’est une narratrice honnête, mais pas fiable. On peut le voir au début de l’histoire : son expérience est limitée.

C. V. : Tous ces personnages ne montrent-ils pas que les catégories raciales ou sexuelles sont des catégories culturelles, ce qui est l’un des sens possibles du « biopolitique » ?

Je ne connais pas ce terme, mais il est utile de soulever ce problème, même en ce qui concerne le genre. Le genre est une longue surface horizontale. Anatomiquement, nous sommes identifiés comme un homme ou comme une femme. Il y a des personnes dans ma famille qui ont un air plus « mâle » que d’autres : c’était le cas par exemple de mon père, ou de mes frères. Il y a aussi des femmes qui occupent des places différentes. On a tendance à laisser la société nous diviser : le sexe, comme la race, sont des aspects socialement construits de l’humanité et de l’identité. Mais la nécessité sociale d’instaurer une distinction rigide entre les genres, les espèces, nous signale qu’il y a ici une profonde ambiguïté. Quand on appartient à une culture donnée, il est si difficile de le voir, de se permettre de percevoir des degrés dans le genre.

C. V. : On dirait qu’il y a un autre « double bind » dans cette naturalisation : plus on nous demande d’être acculturé, plus on est évalué en fonction de ce qui est supposé être notre « nature ».

R. B. : Si tout le monde est sur le même plan, alors il n’y a pas de raison naturelle de distribuer le pouvoir. En revenant à l’histoire de la race, la raison de créer une distinction entre les Blancs et les Noirs, et d’attribuer une infériorité raciale aux Noirs, a toujours été de permettre à la domination et au pouvoir blancs de s’installer. À cette époque, l’esclavage était nécessaire au développement du nouveau monde. Voilà la raison de définir les Noirs comme inférieurs.
J’aime montrer dans Shakespeare la différence entre La Tempête, écrite en 1611, et Othello, écrit en 1603. Othello est noir, mais c'est un prince, un guerrier. Shakespeare joue avec ça. C’est une figure puissante, profondément engagée et indépendante. Huit ans après, dans La Tempête, nous avons Caliban, le monstre à figure humaine. Dans cette courte période, on va d’Othello qui est un prince à Caliban qui est un monstre. Dans mon imagination, La Tempête pourrait se passer aujourd’hui. Nous sommes encore empêtrés dans les préjugés et les affirmations d’une infériorité raciale.
Souligner ce besoin d’introduire des différences entre les êtres humains correspond au désir de distribuer le pouvoir de façon inégale. C’est de cette façon qu’une société patriarcale, raciste et homophobe attribue le pouvoir aux mâles hétérosexuels et blancs. Ces huit années qui séparent Othello de Caliban reflètent, dans le regard de l’auteur anglais le plus connu du seizième siècle, la colonisation rapide de l’Amérique à travers la diabolisation de ses habitants « exotiques ». Ils ont commencé à céder leurs terres, et alors, on s'est mis à les définir comme inférieurs. La diabolisation de l’Afrique a commencé quand elle était économiquement nécessaire, et elle continue.
Au début du seizième siècle, l’exploration du Nouveau Monde commence à peine. À l’époque de Shakespeare, on peut le voir en comparant les deux personnages d’Othello et Caliban. Othello est un vrai héros shakespearien, autant qu’Hamlet ou Macbeth, un héros tragique, alors que Caliban se situe quelque part entre le grotesque et le bestial. Ce revirement soudain de la conscience européenne occidentale est une conséquence de l’exploitation économique et de la diabolisation des êtres humains du Nouveau Monde - les Indiens, les Africains -, des humains non européens. Et donc pas vraiment humains.

C. V. : Comment pouvait-on lier le pouvoir économique aux traits du visage ?

R. B. : Quand les premiers bateaux, les premiers Européens, débarquèrent dans les Caraïbes, au Mexique, dans l’Amérique du Nord, ils virent les autochtones comme des ressources potentiellement exploitables. C’est le début de notre histoire. L’exploitation de ces populations devait devenir moralement acceptable. Et pour atteindre ce but, les explorateurs - Chrétiens, Européens, qui ne réduisaient pas en esclavage les Français, les Anglais ou d’autres peuples européens - utilisèrent l’apparence différente des autochtones pour créer une distinction entre les gens sur la base de ces apparences : ils mirent en équation l’apparence physique avec l’infériorité et la supériorité. Si l’on pouvait classer les gens en fonction de leur race ou de leur physique, et définir une race entière comme inférieure, alors on pouvait également définir ces gens comme exploitables. Les explorateurs devaient les diaboliser, à seule fin de justifier leur pouvoir sur eux.
Il y a une forme d’esclavage appelée « esclavage de possession » (chattel slavery), qui a un sens bien précis. Cela signifie que l’on possède un esclave même au-delà de sa propre existence. Un esclavagiste américain ne possédait pas les esclaves seulement pendant leur vie, mais les enfants de ses esclaves étaient aussi ses esclaves, tout comme leurs descendants. Pour qu’un tel système puisse marcher, il fallait pouvoir différencier les gens sur la base de leur physionomie ou anatomie. Fondamentalement, la physionomie devenait essentielle pour reconnaître les fils des esclaves et en faire à leur tour des esclaves. C’est pour cette raison que les traits du visage, la physionomie, sont devenus si importants pour proclamer la supériorité ou l’infériorité.
Historiquement, les Européens ont aussi pratiqué l’esclavage en interne, et les Africains se réduisaient en esclavage entre eux, mais c’était toujours le résultat d’une conquête militaire, et il ne s’agissait pas d’un esclavage de possession, ni d’un esclavage héréditaire. Mais nous, en tant qu’Américains ou Européens, nous en avons fait un business : l’esclavage américain devint autre chose. Certaines femmes esclaves avaient des enfants avec leurs maîtres et, dans ce cas, elles pouvaient être mieux traitées. Mais leurs enfants, même si leur père était le propriétaire d’esclaves blanc, étaient esclaves à leur tour. Thomas Jefferson lui-même, notre troisième Président, le héros de l’Indépendance, eut une liaison amoureuse avec une esclave. Elle s’appelait Sally Hemmings et était bien traitée, privilégiée. Elle constituait une exception, mais ses enfants restèrent esclaves.
Cette longue tradition d’esclavage a eu des conséquences même après la Guerre de Sécession. Si on êtes quarteron, on vous considère comme noir. Jusqu’à une époque récente, dans le sud, une seule goutte de sang noir faisait de vous un noir. C’est une forme de folie, sans aucun rapport avec la réalité. Il s’agit de conventions biologiques qui restent encore très puissantes, mais qui sont proprement folles.

Propos recueillis par Christiane Vollaire à Keene (USA), le 13 août 2010, revus par Russell Banks et traduits de l’américain par Manola Antonioli